Un animal biblique ou "après elle, le Déluge"

Avant d'être une curiosité zoologique, la girafe est une énigme philologique. "Dans la Bible hébraïque, le Deutéronome (14, 5) donne une liste d'animaux purs, propres à la consommation (ruminants à sabots fendus) parmi lesquels figure le zemer, hapax [mot qui n'a qu'une seule occurrence dans la littérature] dont le sens zoonymique exact est perdu. La version grecque de la Bible, dite des Septante, rédigée à Alexandrie au IIIe siècle av. J.-C., a traduit zemer par kamelopardalis, la girafe. […] Les conditions dans lesquelles s'est faite cette traduction problématique répondent à des motivations philologiques (l'histoire de son nom), historiques (connaissance de l'animal en Egypte ptolémaïque et dans l'Antiquité), zoologiques (hypothèse d'identification du zemer, classification comme ruminant du kamelopardalis), à une époque où la girafe était très peu connue des Grecs, alors que le passage biblique demeure le plus ancien témoin du mot kamelopardalis dans la littérature hellénistique.[…] Cette incorporation dans le bestiaire biblique contribuera ensuite à signaler cet animal exotique à l'Occident médiéval." T. Buquet, "Pourquoi la Bible des Septante a-t-elle traduit le zemer du Deutéronome en kamelopardalis ? Réflexions sur le statut symbolique et alimentaire de la girafe", Anthropozoologica, 41 (1), 2006.
L'article cité précise que de nos jours les traductions de la Bible ont généralement choisies de traduire zemer par "mouflon" ; quant à la celle du Rabbinat, destinée à la communauté juive, elle a éliminé ce mot de l'énumération des animaux purs à consommer. Ainsi, la phrase du Deutéronome est le seul passage du texte biblique où la girafe soit mentionnée, si l'on s'en tient à la traduction adoptée par les Septante.
C'est sur la foi de cette traduction que les artistes européens vont s'emparer de l'image de la girafe pour l'intégrer à l'iconographie de la Genèse : ainsi, dans une Histoire ancienne jusqu'à César, manuscrit datant du XIIIe siècle, conservé à la Bibliothèque municipale de Dijon, on représente un couple de girafe en train de monter dans l'arche de Noé. Dès la fin du XVe siècle, l'imprimerie permet une large diffusion de la traduction des Septante et, avec elle, de ce motif d'inspiration qui va faire durablement son chemin dans l'histoire de l'art. Lorsque Lorenzo Lotto réalise entre 1524 et 1530 un étonnant décor en marqueterie de bois, représentant des scènes de l'Ancien Testament, dans la cathédrale de Bergame, il figure un couple de girafes sur le panneau consacré au Déluge. Ici, dans une Bible latine imprimée à Paris en 1540, dont les vignettes gravées sont inspirées d'Hans Holbein, on voit une girafe sortir son long cou par une lucarne de l'arche pour s'abreuver aux flots qui recouvrent les continents (cote B00108). A cette époque, la girafe est aussi souvent représentée parmi les animaux du Paradis terrestre (donc avant qu'elle ne figure au nombre des espèces épargnés par le Déluge), que ce soit chez Jérôme Bosch ou Jan Brueghel dit de Velours, par exemple.
Mais l'ambiguïté ne s'arrête pas à la controverse qui occupe exégètes et lexicographes, car le mystère qui entoura longtemps la girafe et lui conféra un statut d'animal quasi mythique, tient pour le moins autant à la confusion et à la multiplicité de ses dénominations qu'au caractère exceptionnel de ses apparitions : rarement approchée et connue de visu, une longue méconnaissance a hissé cet animal, originaire du continent africain et "simplement", exotique, au rang de créature fabuleuse.