Caricatures et avatars ; la girafe selon Grandville

Aussitôt connue, aussitôt adoptée et aussitôt utilisée. En effet, la caricature politique s'empara immédiatement de la silhouette dégingandée, si graphique et si originale, en référence à la haute taille de l'impopulaire souverain. On glosait ainsi sur "la plus grande bête qu'on ait jamais vue" ou sur "le plus grand animal qui soit à Paris". Dans ces charges transparentes, la girafe était affublée du bicorne et de l'uniforme richement soutachés que portait Charles X.
Mais à cette époque, celui qui a su avec le plus de talent, et le plus tôt, exploiter le potentiel de cette "nouvelle venue" dans le monde animal, c'est Grandville. Le célèbre illustrateur s'empresse d'incorporer la girafe à son bestiaire anthropomorphique et en fait une de ses figures de prédilection. Sa maîtrise visuelle de la haute silhouette dans ces interprétations parodiques indique que Grandville a manifestement fait partie des visiteurs de la première heure. Cela semble confirmé dans l'édition de l'ouvrage satirique de Louis Reybaud, Jérôme Paturot à la recherche d'une position sociale, qu'il illustre en 1846 : dans la gravure intitulée "Paturot, député-cornac", il restitue avec réalisme l'enclos du Jardin des Plantes, la pensionnaire, et les curieux agglutinés derrière la barrière, à la fois incrédules et goguenards (cote Z01498).
Grandville s'approprie la girafe dès Les Métamorphoses du jour, suite de soixante et onze lithographies parues d'août 1828 à juin 1829 : dans la planche intitulée "Walse », il la montre dansant avec un singe en turban. Elle y affiche ainsi résolument son opposition au régime et sa modernité démocratique en s'essayant à cette danse, mise à la mode depuis le Congrès de Vienne en 1815 et qui a "détrôné" les rigides danses de cour comme l'aristocratique et désuet menuet. Dans une autre mise en scène, moins politique et plus sociale, « La promenade de deux sœurs à marier », il fustige les mœurs matrimoniales de l'époque : la girafe, vêtue d'une robe jaune à pois et coiffée d'un chapeau à voilette, marche au côté d'une chamelle. Les pois de la robe ne sont pas sans rappeler les taches du pelage. Derrière, les parents (un éléphant et une oie) veillent sur leur progéniture (cote 2Fi5/37).
En 1842, dans les deux volumes de Scènes de la vie privée et publique des animaux (cotes Z00149/Z00150), l'apport du texte combine le procédé littéraire (métaphore) au procédé visuel (métamorphose) d'une manière plus aboutie. D'autre part, cette métamorphose s'opère par étapes, de la simple étude zoologique à l'interprétation humanoïde. En effet, dans le tome 1, la girafe est représentée empaillée, dans une "Galerie de l'évolution" avant l'heure, offerte au regard d'animaux-visiteurs. Le texte de Balzac, mis dans la bouche d'un âne, souligne "songez qu'après ma mort, je serai empaillé, conservé dans les collections, et je doute que nous puissions, dans l'état de nature, parvenir à une pareille immortalité. Les Museum sont le Panthéon des Animaux"…
Dans le frontispice du tome 2, elle est figurée dans une animalité "intermédiaire", au milieu de ses congénères animaux dans leur état naturel, hormis quelques couvre-chefs ou paires de lunettes et le fait qu'ils discutent les uns avec les autres, et se tiennent debout sur leurs pattes arrière !
Enfin, dans le chapitre intitulé Tablettes de la girafe, dû à Charles Nodier, la maestria de l'illustration n'a rien à envier au commentaire caustique qui l'accompagne : désormais habillée, chaussée, munie d'un porte-mine et d'un calepin où elle consigne ses réflexions, elle juge sans illusion : "Lorsqu'on a vu l'homme d'un peu près, on est bien fière d'être Girafe". On distingue le treillage d'une clôture, sans savoir de manière explicite de quel côté se tient la girafe : qui observe qui, désormais ?