Balzac arbitre de l’élégance, et quelques autres
Si nous avons déjà signalé deux des traités consacrés, en France au 19e siècle, à la cravate, le plus connu de ces opuscules n'est pas le premier paru (1827). Il doit une bonne part de l'intérêt qu'il suscite encore au fait que son imprimeur est incomparablement plus célèbre que son auteur : il est sorti des presses de l'Imprimerie H. Balzac. Le titre intégral est L'Art de mettre sa cravate de toutes les manières connues et usitées, enseigné et démontré en seize leçons, précédé de l'histoire complète de la cravate, depuis son origine jusqu'à ce jour ; de considérations sur l'usage des cols, de la cravate noire et l'emploi des foulards par le B[ar]on Emile de L'Empésé. Ouvrage indispensable à tous nos fashionables. Sous le spirituel pseudonyme on a coutume de reconnaître Émile Marco de Saint-Hilaire. Cependant, l'épigraphe sur la page de titre se rapproche bien de l'humour de Balzac et des aphorismes qui, quelques années plus tard, émailleront son Traité de la vie élégante : "L'art de mettre sa cravate est à l'homme du monde, ce que l'art de donner à dîner est à l'homme d'état". À noter que dans les dernières éditions de l'ouvrage (il y en eut une douzaine qui se succédèrent pendant cinq ans) une formule plus lapidaire, et plus banale, lui fut substituée : "La cravate, c'est l'homme".
Juste retour des choses, lorsqu'un certain H. Le Blanc fait paraître, à Londres en 1828, The Art of Tying the Cravat (chez Effingham Wilson), il reprend textuellement la phrase initiale dans son introduction. Elle a également été citée dans le catalogue de la belle exposition "Paris romantique, 1815-1848" (Petit Palais-musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris, 22 mai-15 septembre 2019), qui n'a pas négligé cette composante majeure du costume masculin contemporain.
Le quatrième volume conservé à la bibliothèque André-Desguine est un anonyme Code de la cravate, traité complet des formes, de la mise, des couleurs de la cravate, ouvrage indispensable à tout homme de bon ton (Paris, Audin, Levavasseur, 1828). Rare, il est doté de deux longues planches dépliantes qui distinguent les "cravates contemporaines ou de circonstance", des "cravates classiques ou anciennes".
À côté de ces anonymes et pseudonymes, de grands noms de la littérature s'affichent dans ce débat esthétique, à commencer par Honoré de Balzac, déjà rencontré en tant qu'imprimeur. En 1828, justement, il avait publié un Code de la toilette, selon lequel l'inventaire de la commode "d'un jeune homme comme il faut" devait notamment comporter "trois douzaines de cravates, dont une douzaine de fantaisie". Écrite à la demande d'Horace Raisson, qui s'était fait une spécialité de "manuels" sur diverses thématiques, et signée de son nom, cette œuvre mineure de Balzac parut chez J.-P. Roret.
En 1830, il collabore à l'hebdomadaire La Silhouette, majoritairement financé par Emile de Girardin. Dans ce journal à l'existence éphémère (24 décembre 1829-2 janvier 1831), Balzac fait paraitre sa Physiologie de la toilette (3 juin, 8 et 15 juillet 1830), dont le début est consacré à la cravate. La phrase en exergue rappelle, dans sa mise en parallèle, l'épigraphe de L'Art de mettre sa cravate : "une cravate bien mise répand comme un parfum exquis dans toute la toilette ; elle est à la toilette ce que la truffe est à un dîner". Il y écrit : "Tant vaut l'homme, tant vaut la cravate. Et, à vrai dire, la cravate, c'est l'homme ; c'est par elle que l'homme se révèle et se manifeste. Aussi est-ce une chose reconnue aujourd'hui de tous les esprits qui réfléchissent, que par la cravate on peut juger celui qui la porte et que, pour connaître un homme, il suffit de jeter un coup d'œil sur cette partie de lui-même qui unit la tête à la poitrine. […] Je m'arrête, pour ne pas déflorer en quelques lignes un sujet digne d'inspirer des volumes, tant il a d'intérêt, d'étendue et d'importance".
Mais, nous le retrouvons sur le même thème quelques mois plus tard, dans les pages du journal La Mode, fondé en 1829 par … Émile de Girardin. D'octobre à novembre 1830 (précisément les 2, 9, 16, 23 octobre, et 6 novembre), y paraissent les cinq livraisons du Traité de la vie élégante, étude dont Girardin avait passé commande à Balzac. Dans ce texte, l'écrivain théorise et codifie ses convictions en la matière, sous forme, entre autres, de savoureux aphorismes présentés comme autant de principes. Deux exemples suffiront à en donner le ton : "l'homme habitué au travail ne peut comprendre la vie élégante" ; mais, "l'artiste est une exception : son oisiveté est un travail, et son travail est un repos ; il est élégant et négligé tour à tour ; il revêt à son gré la blouse du laboureur, et décide du frac porté par l'homme à la mode ; il ne subit pas de lois ; il les impose". Les cinq chapitres du Traité de la vie élégante forment, par la suite, la première partie de "Pathologie de la vie sociale", composante des "Etudes analytiques" de la Comédie humaine. Toutefois, une édition séparée est parue à la Librairie nouvelle en 1853, dont la bibliothèque André-Desguine conserve un exemplaire ; sur la couverture d'origine est indiqué : "cet ouvrage paraît pour la première fois en volume".
Autre écrivain maître ès-élégance, Jules Barbey d'Aurevilly, dont voici une formule tout aussi définitive que celles de Balzac : "Le Dandysme n'est pas l'art brutal de mettre une cravate. Il y a même des Dandys qui n'en ont jamais porté" (Du Dandysme et de G. Brummell (sic), Caen, B. Mancel, 1845).
L'année précédente, le facétieux Paul de Kock avait décrit un souper fin entre dandies, en contrepoint du dîner réunissant leurs commissionnaires, dans un roman de mœurs intitulé Sans cravate (Paris, Victor Benoist et cie, 1844).
Quant à Théophile Gautier, l'homme au tapageur gilet rouge de 1830 (dont il avait lui-même soufflé la coupe à son tailleur), s'il sacrifie peu ou prou aux préoccupations ambiantes en publiant De la Mode, d'abord dans L'Artiste du 14 mars 1858, puis en brochure, à la demande des éditeurs Poulet-Malassis et de Broise, il réussit à ne pas y écrire une seule fois le mot cravate !
Il se rachète, en quelque sorte, dans Le Moniteur universel du 29 juillet 1867, en consacrant une partie de sa critique théâtrale à La Cravate blanche, comédie d'Edmond Gondinet, jouée au Théâtre du Gymnase depuis le 23 du même mois.
Gondinet, qui collabora avec Eugène Labiche, Alphonse Daudet ou Léo Delibes (pour le livret de Lakmé en 1883), n'a pas laissé un souvenir impérissable dans le monde dramatique. Mais il se distingue pour le département des Hauts-de-Seine comme étant mort à Neuilly-sur-Seine, où il habitait au 31 de la rue Chauveau (cf. Archives départementales des Hauts-de-Seine, Etat civil de Neuilly, registre des décès, 4E/NEU-136). Si l'intrigue de la pièce est mince, la cravate blanche, de la tenue du marié en l'occurrence, est présente dès la toute première réplique, puis accessoire récurrent, comme à la scène II, dans cet échange immortel entre deux des protagonistes :
Octave - donne-moi ma cravate.
Florentin - la voici, souple, fine et d'un blanc idéal.
Enfin, création littéraire plus tardive, on peut encore citer Exempt de cravate de Georges Courteline, nouvelle parue dans l'hebdomadaire le Gil Blas illustré du 23 octobre 1893.