Autopsie d’un incunable

On peut alors comprendre la difficulté que représente l'absence d'un ou plusieurs de ces éléments d'identification. Très fréquemment, en effet, ces éléments ne sont pas tous réunis, à plus forte raison lorsque les exemplaires parvenus jusqu'à nous se révèlent incomplets, la plupart du temps, de leurs éléments les plus fragiles et en même temps les plus parlants : les premier et dernier feuillets. Alors commence une étude minutieuse de l'ouvrage : examen des caractères typographiques, filigrane du papier, marque de l'imprimeur, ex-libris.
Bien des incunables ne sont pas foliotés. Il est donc délicat d'en établir la collation et, le cas échéant, de repérer les feuillets manquants. Néanmoins, le livre étant formé de cahiers qui, de plus en plus, portent une signature (lettre ou signe au bas du premier feuillet), l'imprimeur donne parfois, en fin de volume, le registre qui recense le nombre de cahiers et le nombre de feuillets par cahier, venant ainsi au secours du catalogueur.
Les bibliographies spécialisées ou catalogues de bibliothèques, celles en particulier qui donnent une description précise des éditions, les ouvrages référençant les caractères utilisés par tel atelier, à telle date, sont des outils incontournables. Les informations données au colophon accompagnées de l'examen détaillé de la mise en page (césures de lignes, nombre de lignes par page, signatures des cahiers, format) autorisent le rapprochement de l'exemplaire avec sa description correspondante attestée dans les répertoires.
Lorsque l'adresse est absente, l'étude des caractères typographique est essentiel : elle permet de retrouver, dans la plupart des cas, l'atelier d'où est issu l'incunable. Le matériel typographique est propre à chaque atelier, qui grave ses propres poinçons ; le catalogue des incunables de la British Library, par exemple, est à ce titre un support indispensable : outre les informations précises qu'il donne sur la carrière des différents imprimeurs et leur matériel bibliographique, il reproduit en fac-similé, à partir de ses collections, les caractères d'une multitude d'ateliers. Il s'agit alors, grâce à ce précieux allié, de mesurer, comparer : famille de caractères, taille (on mesure la hauteur de 20 lignes de texte), étude signe par signe. Par exemple, un ouvrage est imprimé en G 64, gothique de 64 mm de hauteur : on repère quels imprimeurs utilisent ce type de gothique et on compare, caractère par caractère, le matériel de nombreux ateliers avec notre exemplaire ; ce même matériel peut aussi avoir évolué dans le temps, ce qui permet de dater l'ouvrage. Les pratiques éditoriales ainsi que l'étude du catalogue d'un imprimeur (on sait que certains sont spécialisés en liturgie, d'autres en éditions scolaires…) fournissent aussi des pistes. De nos jours, les ressources du Web, catalogues en ligne et bibliothèques virtuelles, servent de compléments aux supports traditionnels.
Enfin, le filigrane peut indiquer l'origine géographique ; un ex-libris précoce constitue un élément de datation ; l'état de la marque (usure, fêlure du bois qui sert à l'imprimer, variantes de différentes marques utilisées par un imprimeur) fournit parfois de précieux renseignements pour situer un incunable dans la production d'un atelier.
