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La ballade de l'Esplanade
La Défense
planches en regagnant leurs pé-
nates.La Défense encaissait le
contrecoup du choc pétrolier, on ne
disait pas encore « le premier choc
pétrolier », des chantiers immenses
allaient au ralenti. Revoir
Buffet
froid
permet de se faire une idée.
Le quartier d'affaires allait sur ses
seize ans, il avait déjà ses flopées
d'architectes, d'aménageurs, d'urba-
nistes… Il lui manquait un enchan-
teur. Raymond Moretti (1931-2005)
fut celui-là. C'était un petit homme
trapu, volontiers taiseux, il fumait
desToscani et s'habillait systémati-
quement en noir :
« Ça règle le pro-
blème »
, évacuait-il. Il cultivait,
comme certains leurs rosiers, l'art
des réponses définitives. La totale
absence d'aménité avec laquelle il
lui arrivait de les asséner pouvait dé-
contenancer le pied-tendre. Outre
Kessel, Hugo Pratt et Claude Nou-
garo faisaient partie de son premier
cercle. Cet homme était une incar-
nation du syncrétisme. La chanson
française et les non-dits du Penta-
teuque voisinaient, dans sa lande
imaginaire, avec l'urbanisme cont-
emporain et le jazz de la Nouvelle-
Orléans. Repéré par Cocteau, lancé
par Picasso, il abandonna, au fil
d'une navigation marquée par sa
constance à tenir le cap, un sillage
bouillonnant de traits, de symboles,
de faisceaux, de portraits ourdis
dans la confluence des courbes, de
figures toniques pétries en mu-
sique, de signifiants excipés des
Écritures
, de couvertures du
Maga-
zine littéraire
, d'affiches pour les
concerts d'Aznavour et de tuyaux de
toutes les couleurs. Un pèreToscan,
anarchiste et charpentier, avait fait
un homme libre de ce gamin de
Nice né sous les auspices conjoints
de la ratatouille et deGaribaldi. Sept
décennies durant, Moretti s'attacha
à perpétuer l'esprit du second en
affichant une indépendance habil-
lée de misanthropie, et à célébrer
les vertus de la première en sélec-
tionnant soigneusement les grosses
légumes admises à se prévaloir de
son amitié.
L'enchanteur de La Défense a
donné son nomà la cheminée d'aé-
ration de la place de l'Iris. Six cent
soixante-douze tubes en fibre de
verre de deux à trente centimètres
de diamètre et de dix-neuf couleurs
différentes enserrent cette colonne
de trente-deux mètres de hauteur.
Cet incroyable Jabberwookie
peut faire office de portail alternatif
pour accéder à la garenne du Lapin
Blanc… »
« Colosse composite
issu de l'improbable
rencontre d'un
stégosaure et d'une
machine à rêves dans
l'arrière-boutique d'un
dépôt de chantier, ce
grand Meccano est né
dans les studios niçois
de la Victorine avant
de s'implanter
définitivement, au
début des années 70,
dans sa caverne
putéolienne. »
© CG92/Olivier RAVOIRE
Figuier étrangleur à stratégie verti-
cale, colonne d'apparat au caparaçon
polychrome, monumental code-
barre importé du pays des Jouets,
ce rostre pétaradant surgit de sa
dalle avec une exubérance éruptive
qui fait écho aux éclats, là-haut, du
Stabile
de Calder et des
Person-
nages
de Miró.
Non content d'avoir ancré le
Mons-
tre
dans ses entrailles etplanté leMo-
retti à même sa peau, Raymond
Moretti avait également conquis le
surplomb de l'Esplanade. Suspendu
sous les arcades des Quatre-Temps,
son
Pendule
composé de cinq hor-
loges disparates et bariolées a long-
temps surveillé les cohortesducentre
commercial avec un flegme de chat
duCheshire. Les restructurations de
2007 ont eu raison de son sourire :
sans doute repose-t-il aujourd'hui
dans l'entrepôt d'Ali-Baba, au côté
de celui du professeur Tournesol.
Moretti aimait à déceler, au détour
de ses déplacements, ce qu'il ap-
pelait
« les lieux dans les lieux »
:
confluents d'énergies camouflés en
carrefours sans grâce, perles ma-
giques en équilibre sur une ligne de
fuite, insoupçonnables creusets
d'arrière-cour, matrices de fond de
bistrot… Il avait trouvé, dans le la-
byrinthe simplifié de l'Esplanade,
dans les lignes de force qui la sous-
tendent et dans les trajectoires que
propose son skyline échancré, un
biotope propice à la cartographie
des amers qui balisent le chemin du
sage, et à l'éclosion des fleurs qui
parfument son bouquet. Bien que
rétif à l'étiquette oxfordienne et da-
vantage porté sur la fréquentation
des grands hommes que sur celle
des petites filles, il savait détecter,
dans la haute forêt des façades
vitrées, les brèches qui conduisent
au-delà du miroir, reliant le temps
de la ville à la sphère des songes.
De son
Monstre
, ce
Léviathan
hété-
rogène, il aimait à certifier qu'il
continuerait de grandir après sa
mort. Alice n'a qu'à bien se tenir.
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