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L'art d'être
grand
prêtre
n petit marché de plein air
se déployait sous une
espèce de barnum longi-
ligne, jusqu'au square des Corolles,
sous le nez de l'immeuble Esso, au
flanc nord de la fontaineAgam. On
y dénichait des nippes à cinq francs,
des jeans préfatigués, de vieux bou-
quins. L'été, des vendeurs d'eau et
de glaces italiennes se greffaient
aux étals, le long de cette coursive
aérée que ponctuait, en fin de
pente, les pieds dans l'eau, une che-
minée d'aération. Le peintre Clarus
y avait dessiné les courses du so-
leil et de la lune dans un ciel de Côte
d'Azur. Émergeant, çà et là, du bas-
sin où surgissait ce panoptique ver-
tical, ou bien peints en trompe-l'œil
au pied de son cylindre bleu,
quelques rochers parachevaient
l'illusion du ressac…
L'immeuble Esso avait été le pre-
mier à jaillir de terre, avant même
la création de l'Épad en 1958 ; il fut
aussi le premier à être détruit, après
quarante ans de bons offices, pour
céder le terrain au monumental
Cœur Défense dont les façades aci-
dulées rythment la bande septen-
Tapi dans sa crypte monumentale comme
un golem en formation, le grandœuvre
de Moretti palpite en secret dans les entrailles
de La Défense, où il reçoit sur rendez-vous...
par Franck de Lavarène
trionale de l'Esplanade. Le petit
marché s'est dissout, emporté dans
le vent du chantier, tandis que la
cheminée de Clarus se métamor-
phosait elle aussi, sous la baguette
de l'architecte Édouard François,
donnant naissance à une forêt ver-
ticale de tiges de châtaignier fichées
dans des corolles en jupon de cui-
vre et emperruquées de jeunes ipo-
mées. La fontaine Agam a seule
survécu au chambardement de ce
périmètre fondateur. Ses aligne-
ments d'émaux vénitiens aux qua-
tre-vingt-six tonalités offrent aux
innombrables pigeons et aux quel-
ques faucons pèlerins qui survolent
quotidiennement le site, ainsi
qu'aux privilégiés dont les bureaux
le surplombent, un nuancier de
gamme Pantone qu'irisent, à heure
fixe, soixante-six jets d'eau culmi-
nant à quinzemètres. Contempler,
certains soirs d'été, le soleil qui se
couche dans la lucarne de l'Arche à
travers ce rideau symphonique per-
met à l'âme pure de rallier le Pays
des Merveilles.
Tapi dans sa crypte monumentale
comme un golemen formation, le
grandœuvre deMoretti palpite en
secret dans les entrailles de l'Espla-
nade, où il reçoit sur rendez-vous.
Colosse composite issu de l'impro-
bable rencontre d'un stégosaure et
d'une machine à rêves dans l'ar-
rière-boutique d'un dépôt de chan-
tier, ce grandMeccano est né dans
les studios niçois de la Victorine
avant de s'implanter définitive-
ment, au début des années 70, dans
sa caverne putéolienne. Il n'a cessé
d'y croître, au fil de trois décennies
ponctuées par les crises de crois-
sance et par les phases d'hiberna-
tion. Trente ans d'improvisation
métabolique ont vu celui que
Joseph Kessel, ami du démiurge,
avait baptisé
Le Monstre
, atteindre
la taille adulte sans avoir quitté son
nid de dixmillemètres cubes. Écha-
faudage biscornu, longiligne porc-
épic hérissé de porte-à-faux, de
rostres, de pommeaux, vertébré à
l'emporte-pièce, transpercé dema-
driers, caparaçonné de transpa-
rences, gaulé façon Schmilblick,
piégé comme un bateau dans une
bouteille, cet incroyable Jabber-
wookie peut faire office de portail
alternatif pour accéder à la garenne
du Lapin Blanc.
Quand RaymondMoretti débarqua
à La Défense, le quartier évoquait
davantage le Far West que la City.
Les rares candidats à l'installation
faisaient figure de pionniers, on les
regardait d'un drôle d'air, ils de-
vaient généralement renoncer
à recevoir leurs amis et prendre
garde à ne pas tomber entre deux
U
Raymond Moretti
(:@<:-;99>) seul avec
son
Monstre
. :@?@.
Visites :
Rens. : 67 9: :9 ;9 89
ou sur le site
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