Vallée de la Culture n°10 - page 94

sceaux
Étude
fin des années 50, l’œuvre ne cessa depuis de nourrir un
dialogue singulier avec les artistes japonais.
Celui que l’écrivain et résistant Jean Paulhan (1897-1968)
considérait comme l’artiste
« le mieux accordé de l’inté-
rieur à la condition humaine »
a pu en effet atteindre le
plein midi de son art, éclairant des contemporains
marqués par les atrocités de la guerre et le roulement des
successives mutations plastiques.
De 1922 à 1925, l’artiste démontra l’étendue de samaîtrise
graphique à travers une suite de grandes, moyennes puis
petites sanguines d’après le modèle vivant. Les injonc-
tions du cubisme, incontournable après la Première
guerremondiale, ne l’avaient pas impressionné. Lemajes-
tueux
Nu féminin
de 1924 (Musée national d’Artmoderne-
Centre Pompidou), à l’obje ivité exacerbée, soumis à un
cadrage resserré et à l’indiscrétion du surplomb, dégage
une sensualité bestiale. Les sanguines qui s’en rappro-
chent alors le plus sont celles d’AndréDerain (1980-1954).
Cosmos et figurations informelles
Entre 1926 et 1928, Fautrier quitta un réalisme expres-
sionniste pour privilégier des voies issues des arts préhis-
toriques et africains. Ses séjours, dès 1920, dans le Tarn,
le Tyrol, puis dans l’Oisans, en Corse, sur l’île de Port-
Cros, à Chamonix ou à Tignes, l’incitèrent à traduire ce
qu’imprimait en lui l’envoûtement ressenti devant les
altitudes de lamontagne et les luminosités du Sud. Après
le tournant des lithographies de
L’Enfer de Dante
, Fautrier
désencombrait ses sujets de la pesanteur des formes
convenues et de la vérité obje ive pour suivre
« un
transport votif vers la nature entière »
(Yves Peyré). Il s’atta-
chait à une « figuration libérée ».
Face aux difficultés de la crise économique, le retrait de
la scène parisienne s'imposa, de 1934 à 1938. Exilé entre
les hautes vallées de la Tarentaise et de la Maurienne,
Fautrier devint professeur de ski. Il exerçamême lemétier
de gérant d’hôtel-dancing à Tignes. La vénération pour
les cimes et les territoires de neige se traduisit dans son
travail par l’évaporation prononcée de la forme, dans le
sillage de Turner (1775-1851), tant admiré durant sa
formation à Londres. En 1945, la découverte des
Otages
allait tout emporter, à la fois dans un tonnerre destupeur
et un silence de recueillement.
L’engagement artistique pour la liberté
«Ce n’estpas aumoment où les têtes tombent qu’il faut peindre
des pommes »
affirmait Jean Fautrier. La seconde guerre
mondiale bouleversa en effet sa traje oire. En 1941, dans
les premières pages de
Braque le patron
, l’écrivain Jean
Paulhan (1884-1968), proche de l’artiste, tint la liberté pour
la plus haute des vertus. Fautrier représente aussi une
opposition à la terreur de la forme, de l’ordre, ainsi que
« de tout ce qui estpris en otage, de la prise d’otage elle-même
»
(Fabrice Hergott).
Le
« cauchemar sinistre et glacé »
, comme le formuleRoland
Barthes, favorisa ainsi des initiatives nouvelles enmatière
d’image, dans le prolongement des révolutions esthé-
tiques du post-cézannisme et du cubisme. L’appétit gra-
phique de Fautrier, son goût immodéré pour le papier et
sa technique lui permirent d’atteindre lastaturedes événe-
ments, d’en bouleverser la perception et de l’exprimer
dans unematière transfigurée. La puissance de ses intui-
tions sut revêtir d’une beauté inhabituelle ce qui avait été
dépouillé de toute dignité. Daniel Wallard affirmait en
1944 :
« Fautrier attend beaucoup de ses dessins. Peut-être
pense-t-il avec raison que du noir et du blanc naîtront tout
naturellement les couleurs lorsque les seuls dessins auront
emporté la conviction »
. Sa recherche d’un art délié des
astreintes formelles résultait aussi d’une disposition
intérieure qui répugnait à tout embrigadement. L’artiste
se manifesta pourtant par sa proximité avec les intellec-
tuels : Malraux, Ponge, Paulhan, Eluard, Sartre…
L’artiste confia en 1964 vingt-sept œuvres,
datées de 1924 à 1956, au musée de l’Ile-de-
France devenu musée du Domaine
départemental de Sceaux.
Dessin antérieur
aux
Otages
, 1938.
Aquarelle, gouache et plume
sur carton, 18,8 x 24,7 cm.
© Musée du Domaine départemental de Sceaux/photo Philippe Fuzeau, ADAGP 2014 – visuels presse
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