Vallée de la Culture n°10 - page 85

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« Ici, une immense paix dans une grande
ferme abandonnée. J’y commande en chef
depuis mardi un peloton de cent vingt
hommes »
. Fin août, le 276
e
régiment se
replie sur Paris – repli qui prépare la
bataille de la Marne. Le 3 septembre, il
passe la nuit en prière dans la chapelle
de la Vierge à Montmélian, qu’il fleurit.
Deux jours plus tard, 5 septembre, le
lieutenant Charles Péguy est tué d’une
balle en plein front, près deVilleroy.
Le lendemain le commandantDufresne,
chargé d’organiser la relève, arpente les
champs où l’on s’est battu. Aumilieu des
betteraves, une ligne de taches rouges et
bleues régulièrement disposées attire
son attention - une ligne de fantassins
du 276
e
:
« Premier de la ligne, le chef de
section, un lieutenant, est tombé à sa place
réglementaire, alors qu’il menait ses
hommes à l’attaque. (...) C’est un petit
homme d’apparence chétive (...). Il est couché
sur le ventre, le bras gauche replié sur la tête.
Ses traits, que je vois de profil, sont fins et
réguliers, encadrés d’une barbe broussail-
leuse, teintée de blond (...). L’expression du
visage est d’un calme infini. Lui aussi paraît
plongé dans un profond sommeil (...) Je me
penche sur la plaque d’identité : Péguy »
.
Le poète l’avait écrit, il était juste, il était
inévitable, il était
naturel
, pour reprendre
un de ses mots, que ce qu’il avait écrit,
lui, le poète de l’incarnation, devînt bien-
tôt
« une aventure arrivée à [sa] chair »
:
« Heureux ceux qui sont morts dans
les grandes batailles
Couchés dessus le sol à la face de Dieu.
Heureux ceux qui sont mort dans une
juste guerre,
Heureux les épis mûrs et les blés mois-
sonnés ».
Mystère et beauté de l’incarnation…
Péguy socialiste, Péguy chrétien, Péguy
patriote – les contradictions ne sont que
d’apparence, et ne tiennent qu’à la trop
grande exiguïté des définitions où l’on
prétend l’enfermer. Les attaches du
Péguy socialiste avec le monde ouvrier,
c’est encore dans les futurs Hauts-de-
Seine qu’il les trouvera : quand il fonde
un Cercle d’études et de propagande
socialistes à l’École normale supérieure
en 1897, c’est à un imprimeur de
Suresnes qu’il s’adresse pour ses publi-
cations, l’imprimerie Richard etHusson,
rue des Bonnets ; ensuite, pour ses
fameux
Cahiers de laQuinzaine
, c’est à un
autre Suresnois, Ernest Payen, qui vient
d’ouvrir son imprimerie 9 rue du Pont,
que Péguy fait appel, puis à son succes-
seur Édouard Grenier ; Julien Crémieu,
13 rue Pierre-Dupont, prendra le relais
en 1909. Chacun des
Cahiers de la Quin-
zaine
, jusqu’au dernier, sorti des presses
le 12 juillet 1914, s’achève par le « bon à
tirer » du
« gérant »
, Charles Péguy, suivi
de la mention :
« Ce cahier a été composé
et tiré au tarif des ouvriers syndiqués »
.
Quant au Péguy chrétien, c’est moins
celui qui écrit à son ami Joseph Lotte, en
1908 :
« J’ai retrouvé la foi, je suis catho-
« Puisque la cité de Dieu se préfigure
dans la cité charnelle, il faut la défendre
et s’il le faut mourir pour elle. »
lique »
, que le poète de Jeanne d’Arc, de
sainte Geneviève et de Notre Dame qui
importe, dont les vers parlent pour lui.
Endécembre 1913, alors qu’il termine
Éve
à Bourg-la-Reine, Robert Vallery-Radot
le présente dans une conférence comme
l’un des maîtres de la renaissance du
lyrisme catholique. Lui qui est séparé de
l’Église par la discipline (il ne s’est pas
marié religieusement), lui qui n’a pas
accès au sacrements, c’est par le rythme,
celui des prières, des litanies, c’est par la
liturgie qu’il revient à la foi, par la route
aussi, celle de Chartres où il se rend trois
fois en pèlerinage, puisque les rythmes
ne sont rien s’ils ne s’incarnent, s’ils ne
passent par les pieds et par tout le corps.
Enfin Péguy patriote, puisque la cité de
Dieu se préfigure dans la cité charnelle,
et qu’il faut la défendre et s’il le faut
mourir pour elle. Ce qu’il fera : un poète
ne doit pas se payer demots.
n
La ville de Bourg-la-Reine a honoré au
mois de septembre, de façon notable et
bienvenue, la mémoire de Charles
Péguy par une exposition, une brochure,
des conférences ainsi que l’apposition
d’une plaque commémorative sur sa
maison au 7, rueAndré-Theuriet.
Charles Péguy
:
Œuvres
poétiques et dramatiques
,
Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1 828 pages, 67,50 €
(jusqu’au 31 décembre 2014 ;
75 € ensuite).
Jean-Luc Seigle
:
Le Cheval
Péguy
, Éd. Pierre-Guillaume
de Roux, 121 pages, 15,50 €.
©MaryEvans/RuedesArchives
© JeanMounicq /Roger-Viollet
Croix érigée où
Charles Péguy tomba
« au champ d'honneur »
à Villeroy en Seine-et-
Marne.
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