Vallée de la Culture n°10 - page 99

99
d’un parachutiste à laVallée-aux-Loups le 6 février 1944.
En revanche, Paulhan et Le Savoureux ne manquaient
pas d’amener leurs hôtes voir, sur le site des exécutions,
le tronc déchiqueté par les salves, que lesAllemands fini-
rent par faire sauter car il était devenu un lieu de pèleri-
nage, comme le rapporte JeanGuéhennodans son
Journal
des années noires
à la date du 18 septembre 1941. Un autre
fait tragique survenu à proximité à quelques jours de la
Libération a pu peser fortement sur Fautrier. Il s’agit de
la découverte, le 20 août 1944, pas très loin du lieu où
l’artiste travaillait alors, des corps de quatre jeunes FFI,
restés sur le lieude leur exécutionpendant plusieurs jours
avant d’être retrouvés, puis identifiés. Loind’être anecdo-
tique, le récit par la do oresse Magdeleine Rendu des
circonstances de cette découverte, permise par l’odeur
des cadavres en décomposition, donne un éclairage
nouveau à la genèse des
Otages
, peints postérieurement
au mois d’août 1944. Fautrier évoque, dans sa dédicace
de
Dignes de vivre
aux Le Savoureux, les
« derniersmoments
pénibles »
. L’artiste, grand le eur de Baudelaire, illus-
trateur de Dante, y puisa-t-il matière à inspiration dans
une sorte de transe relatée dans sa correspondance
même, puisqu’il ne cesse de repousser l’expositionprévue
chez Drouin – jusqu’au milieu de l’automne 1945 – pour
en peindre, d’autres et d’autres encore ?
Un érotisme inspiré par Georges Bataille
Dès ses débuts, Fautrier a l’habitude de traiter jusqu’à
épuisement les sujets qui l’obsèdent et de procéder par
séries. La rétrospe ive de 1943 l’a amené à changer de
manière. Deux thèmes précis, indissociables des
Otages
,
mais abordés selondes techniques et dans desmatériaux
différents, vont le hanter jusqu’à l’exposition de 1945 :
d’abord les « paysages »,
lesArbres
,
les Fougères
,
les Jeunes
Branches
…, végétaux pourrissants ou fruits ouverts,
réalisés dans la technique des hautes pâtes qu’il vient
d’adopter ; et ensuite les nus, dessins et gravures d’un
érotisme puisé chez Bataille qu’il commence à illustrer
et dont il partage la vision tourmentée. Car, toujours chez
Fautrier, dessins et gravures accompagnent le travail
peint. C’est sur le papier qu’il recrée tantôt l’arabesque
d’un corps féminin, tantôt le dissèque en fragments
informes. Les
Otages
dessinés et gravés participent de
cette inspiration et accompagnent les
Otages
peints.
Complémentaires de ces derniers, ils n’en sont pas des
ébauches. À travers notamment les trois dessins d’
Otages
inédits collés par l’artiste dans l’exemplaire de
Dignes de
vivre
cité plus haut, les quatre gravures d’
Otages
qu’il avait
tirées sur la presse de laVallée-aux-Loups et dont il offrit
plus tard un exemplaire au musée de Sceaux, on assiste
à la genèse d’une idée, celle d’un ensemble cohérent et
obsessionnel pour lui, jusqu’à ce qu’il s’en libère par le
biais de la grande exposition chez René Drouin.
Malraux préfacier des
Otages
Toutes cesœuvres sur lemême thème, dessins, gravures,
peintures concourent avec le grand
Otage
en fonte de
plomb, sa dernièreœuvre de sculpteur, dontMalraux écrit
qu’il est la clé de tous les autres, à ce travail permanent
chez Fautrier de questionnement du tragique et de la
matière.
Pressenti pour préfacer l’exposition des
Otages
, retardée
à plusieurs reprises, Francis Ponge publie à la fin de 1944,
dans
Le Spectateur des Arts
, son premier texte sur ces
œuvres dont il dit que, pour qui les a aperçues,
« les
Horreurs
de Goya paraissent presque anecdotiques »
. Dans
la revue
Confluences
, en juin-juillet 1945, il publie une
ébauche de son texte définitif
Note sur les Otages de
Fautrier
, publié en 1946, après l’exposition chez René
Drouin, et sans doute trop long pour une préface.
C’estfinalement AndréMalraux, loin de Paris en 1943 et
1944, qui préfaça les
Otages
,
« première tentative pour
décharner la douleur contemporaine jusqu’à trouver ses idéo-
grammes pathétiques…»
Jean Dubuffet pour sa part, face aux toiles rassemblées
chez Drouin, donna libre cours à son admiration pour
des recherches plastiques qui lui semblaient proches des
siennes. Après la Libération, il viendra travailler, pendant
un court laps de temps, à la Vallée-aux-Loups auprès de
Jean Fautrier lorsque ce dernier se sera installé définiti-
vement dans la maison tout juste louée à proximité.
n
Retrouvez l’ensemble des textes parus sur l’exposition
Jean Fautrier, la pulsion du trait
dans le catalogue en vente
dans les trois musées départementaux.
« Un ensemble cohérent et obsessionnel
pour lui, jusqu’à ce qu’il s’en libère par le
biais d’une grande exposition. »
L’Île Verte fut
la demeure de
Jean Fautrier
de 1945 à 1964.
Aujourd’hui
elle appartient
au Domaine
départemental de
la Vallée-aux-Loups.
© CG92/Willy Labre
Otage
n°3, 1945.
Huile sur papier
marouflé sur toile,
35 x 27 cm.
1...,89,90,91,92,93,94,95,96,97,98 100,101,102,103,104,105,106,107,108,109,...124
Powered by FlippingBook