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Boulogne
un homme, un Lieu
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Le portrait est célèbre : André Malraux étendu de tout son long devant
une vaste baie vitrée, un piano double à l’arrière-plan, et le sol tout
autour de lui jonché de photographies de chefs-d’œuvre, qu’il scrute…
ou L’AteLier des métAmorphoses 
BOULOGNE
À
’est à Boulogne, au 19bis avenue
Victor-Hugo (on ne pouvait
imaginer meilleur patronage)
qu’AndréMalraux connaîtra de
1945 à 1962 ses années les plus fécondes.
Dans cet hôtel Renard, comme on
appelle cette
« grande maison de style
hollandais »
qu’il présente ainsi dans ses
Antimémoires
, il sera chez lui, pour la
première fois – et sans doute la seule –
de son existence. Henry Montaigu a
parlé de
« l’athanor de Boulogne »
, et c’est
bien de grand œuvre qu’il s’agit, qui
appelle naturellement – et précisé-
ment – le vocabulaire alchimique : cette
« métamorphose des dieux »
, si fascinante
et si mal comprise, à laquelle Malraux
travaillait dès avant la guerre, et qu’il ne
cessera d’interroger jusqu’à samort :
Les
Voix du silence
, puis les trois trilogies illus-
trées, prendront naissance ici, en face des
«marronniers de Boulogne »
.
C’est sous ce titre qu’Alain Malraux, à
la fois son neveu et son fils adoptif, a
raconté ses souvenirs d’enfance, que l’on
vient de rééditer :
« Il s’était installé à
l’étage inférieur, nous laissant le second ;
l’ensemble de cet immense espace ne
manquait pas d’une certaine bizarrerie, faite
d’alcôves, de balustrades intérieures “Art
déco”, de recoins et de demi-paliers ».
Tandis que sa femme Madeleine est à
son piano, lui
« écrivait tout le jour et (…)
nous le voyions se livrer à une chirurgie
particulière, à l’aide de reproductions de
peintures et d’innombrables photos, et à
grand renfort de ciseaux et de colle : l’ensem-
ble devait permettre le montage de sa
Psychologie de l’art
avant celui des
Voix
du silence
»
.
« Le dieu du Musée imaginaire, c’est
l’inconnaissable »
Avec le photographe Robert Parry, il
tente des prises de vue audacieuses et
conçoit des mises en pages inédites :
forme et fond, et la forme ici n’est que le
fond rendu manifeste, ces livres n’ont
pas de précédent. Très loin des histoires
de l’art illustrées, Malraux présente
« l’immense éventail des formes inventées»
comme une
« confrontation demétamor-
phoses »
. D’où le malentendu avec tant
de critiques ou d’historiens : ce qui
gouverne la quête deMalraux n’a rien de
spécifiquement esthétique, c’est la certi-
tude que
« l’art recèle quelque chose de plus
profond que l’art »
. Il ne cessera d’y reve-
nir :
« Les réponses de l’humanité aux ques-
tions sans réponse ont presque toutes puisé
dans l’art leur plus puissant langage »
. À
travers l’art, c’est tout autre chose qu’il
cherche :
« le dieu du Musée imaginaire,
c’est l’inconnaissable »
.
LesVoix du silence
sont dédiées à
«Made-
leine »
, que Malraux avait épousée en
1948 ; elle était la veuve de son frère
Roland, qui était mort déporté en Alle-
magne. C’est elle l’âme de la maison,
le bon génie silencieux et officieux
qui préserve autour de
« l’athanor de
Boulogne »
la sérénité indispensable au
grandœuvre, à l’achèvement duquel tout
est subordonné. Gauthier etVincent, les
fils qu’il a eus de Josette Clotis, Alain, le
fils deMadeleine et une demi-douzaine
de domestiques composent la maison-
née. La cuisinière servait auparavant
chez Sacha Guitry : elle se lamente que
les Malraux ne reçoivent pas. Tout juste
apercevra-t-on – à deux reprises – le
général deGaulle ; les quelques visiteurs
admis à franchir le seuil de
« l’atelier »
sont plus amicaux que mondains. C’est
ainsi que Robert Poujade, à l’époque
normalien et qui voulait consacrer son
diplôme à « l’humanisme d’André
c
Malraux » (en un temps où la bibliogra-
phiemalraucienne était des plusminces)
se souvient d’un rendez-vous
« en
novembre 1951 dans [l’] hôtel particulier de
Boulogne, dont le luxe moderne avait,
paraît-il, inquiété l’austérité du général de
Gaulle, mais qui me ravit, car l’architecture
à la Mallet-Stevens avait toutes mes
faveurs, et ces vastes pièces blanches et lumi-
neuses me semblèrent un décor dont l’élé-
gant dépouillement convenait bien au héros.
Celui-ci m’accorda une longue et patiente
entrevue »
.
« Magie ambiante » et tragique de
la destinée
Élevé au milieu des œuvres d’art et à
l’ombre quotidienne de celui qui savait
les interroger, Alain Malraux parle de
« magie ambiante »
- et sans doute
devons-nous entendre le mot au plus
près. Il y a dumagicien chezMalraux, qui
aura désespérément voulu, contre
Baudelaire, que l’action soit la sœur du
rêve, ou plutôt que l’action soit encore le
rêve poursuivi par d’autresmoyens. C’est
pourquoi
« la question ne se posait évidem-
ment pas »
, comme il l’écrira, qu’il refusât
d’aider le général de Gaulle,
« au nomde
la France »
: à deux reprises, d’août 1945 à
janvier 1946, puis de 1958 à 1962,Malraux
sera ministre de son gouvernement, à
l’Information tout d’abord puis, sous
laV
e
République, auxAffaires culturelles,
un ministère taillé pour lui sur mesure.
Son titre de ministre d’État qui fait de
lui le second personnage du gouverne-
ment dit assez la confiance que de
Gaulle accorde à son
« ami génial »
:
« à
ma droite, j’ai et j’aurai toujours André
Malraux…» (Mémoires d’espoir)
.
Cette activité politique (à la foisministre
bâtisseur et conseiller très écouté du chef
de l’État) prolonge, sans la contredire,
saméditation sur la culture,
« héritage de
la noblesse de l’homme »
, une noblesse
qu’il faut continuer d’illustrer et de
défendre dans unmonde déserté par les
dieux. Réponse à lamort, et dans l’ordre
de la biographie, à ce tragique qui suit
Malraux pas à pas : après Josette Clotis,
broyée par un train pendant la guerre,
ce sont leurs deux fils, Gauthier et
Vincent, qui se tuent sur la route un jour
de printemps 1961, en rentrant de Port-
Cros, où ils étaient allés réviser leurs
examens.
Le 7 février 1962, l’OAS dépose une
charge de plastic sur le rebord de la
verrière : Malraux est absent, mais
Delphine Renard, la fille des proprié-
taires, qui a trois ans, joue dans le jardin.
Elle est aveuglée par l’explosion. L’atelier
est ravagé ; Malraux s’en va. C’est à la
Lanterne, à Versailles, que le premier
ministremet à la disposition de cet illus-
tre sans-logis puis, quand il quitte le
gouvernement après la démission du
général de Gaulle, en 1969, chez son
amie Louise de Vilmorin à Verrières-le-
Buisson qu’il achèvera ce que l’athanor
de Boulogne, et lui seul, lui avait donné
de concevoir.
La maison, construite par l’architecte
Jean-Léon Courrèges (1885-1948), se
trouve aujourd’hui au 19bis avenue
Robert-Schuman, nom que prend
l’avenue Victor-Hugo après le rond-
point André-Malraux qu’elle forme à la
hauteur du n° 19.
BIBLIO
Alain Malraux,
Les Marronniers de Boulogne.
Malraux père introuvable
, Bartillat, « Omnia »,
366 p., 14 €.
Françoise Theillou,
Malraux à Boulogne.
La maison du Musée imaginaire 1945-1962,
111 p., 18 €.
Robert Poujade
,
Retrouver Malraux,
éd. Pierre-Guillaume de Roux, 286 p., 23 €.
Malraux dans le salon
de sa maison de
Boulogne préparant le
deuxième tome du
Musée imaginaire
.
©Maurice jarnoux /ParisMatch /Scoop
«C’estàBoulognequ’AndréMalraux
connaîtrade1945à1962sesannées
lesplus fécondes. »
MALRAUX
Par Philippe Barthelet
Écrivain
1...,78-79,80-81,82-83,84-85,86-87,88-89,90-91,92-93,94-95,96-97 100-101,102-103,104-105,106-107,108-109,110-111,112-113,114-115,116-117,118-119,...122
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