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littÉrature
Entretien
L’auteur des
Écrivains et les Hauts-de-Seine
vient
de publier
Fou Forêt
, le quatrième volume de son
« roman de la langue ». Une suite de chroniques
dont les thèmes caracolent des paroles de
mousquetaires au mystère des facteurs …
« QUEL ROMAN QUE LA LANGUE ! »
BARTHELET
PHILIPPE
©CG92/OlivierRavoire
« Roman de la langue ». Pouvez-nous
nous expliquer ce projet littéraire ?
« Roman de la langue », j’y tiens, pour
garder cette dimension aventureuse qui
est pour moi à l’origine de ce livre, ou
plutôt de cette suite de livres : il s’agit de
partir en exploration. Étonnante entre-
prise, puisque la langue est à la fois le
pays que l’on explore et l’instrument de
cette exploration... Je suis fasciné par
ce que les mots veulent dire : ce qu’ils
veulent nous dire, à travers cet infini
feuilletage de leur étymologie, de leur
histoire, de tout ce qu’ils appellent par
association d’idées, analogie ou écho…
Unmot justement s’impose lorsque l’on
part ainsi à l’aventure : celui de
jeu
– un
mot qui gouverne les langues vivantes,
et au premier chef le français. Il faut
l’entendre dans ses deux sens : le jeu que
l’on joue (et bien sûr on pensera aux jeux
de mots) et puis le jeu au sens méca-
nique, cemanque d’adéquation parfaite
entre ce que l’on dit et ce que l’on veut
dire, et par cet interstice, c’est toute la
poésie dumonde qui fait irruption.
L'Étrangleur de perroquets
,
Baraliptons
,
L’Olifant
, aujourd'hui
Fou Forêt
… vos
titres paraissent bien énigmatiques…
… Et vous n’avez encore rien vu : atten-
dez les trois derniers volumes de cette
suite, puisqu’en effet le « roman de la
langue » que j’ai entrepris comptera en
tout sept volumes (comme
Harry Potter
).
C’est énigmatique, peut-être ; en tout cas,
et au rebours d’
Harry Potter
, ce n’est pas
sorcier. Onme demande toujours ce que
signifient mes titres, comme si l’expli-
cation, quand elle existe, était une clef ;
pour le coup, c’est ce malentendu qui
Fou forêt
, Philippe
Barthelet, éditions
Pierre-Guillaume de
Roux, 312 pages, 20 €
BIO - BIBLIO
PHILIPPE BARTHELET
Philippe Barthelet est l’auteur d’un « roman de la
langue » en sept volumes dont quatre sont déjà
publiés :
L’Étrangleur de perroquets
(Critérion,
1991),
Baraliptons
(Le Rocher, 2007, prix de
l’essai de l’Académie française),
L’Olifant
(Le
Rocher, 2008) et
Fou Forêt
(éd. Pierre-Guillaume
de Roux, 2012).
Il a également publié
Les Écrivains et les Hauts-
de-Seine
(Cyrnéa, 1994),
Saint Bernard
(Pygmalion, 1998, prix Combourg-
Chateaubriand),
Entretiens avec Gustave Thibon
(Le Rocher, 2001),
Éloge de la France
(éd. F.-X. de
Guibert, 2003),
Dominique de Roux
(Pardès,
2007),
Terre lucide. Entretiens sur les météores
(avec Luc-Olivier d’Algange) (Arma Artis, 2010),
Le Voyage d’Allemagne
(avec Éric Heitz)
(Gallimard, 2010).
« Pourquoi le coquelicot s’appelle-t-il
coquelicot ? Et si la poésie du nom
faisait corps avec la poésie des
choses… »
pourmoi est vraiment énigmatique ! Un
titre est un titre, comme un nom est un
nom : et le noms’est déposé sur la chose
au point de ne plus faire qu’un avec elle.
Pourquoi le coquelicot s’appelle-t-il
coquelicot ? On trouvera bien sûr quel-
ques explications, on en trouve toujours,
du côté de l’étymologie, etc. Et alors ?
L’énigme, ou plutôt le mystère, du co-
quelicot – et non pas seulement la fleur
botanique, mais cet être indissociable
que forme la fleur et son nom – n’en est
pas éclairci pour autant – Dieu merci.
Dieu merci, parce que sans cette poésie
du nom, qui fait corps avec la poésie des
choses, lemonde serait inhabitable.
C’est ce que rappelleHölderlin, quand il
dit que
« l’homme habite poétiquement la
terre »
Et puis, songez à Proust, et à ces deux
volets qui d’une partie à l’autre d’
À la
recherche du temps perdu
, se répondent :
« Nom de pays : le nom »
, et :
« Nom de
pays : le pays »
. L’énigme des titres nous
amène directement au cœur de notre
propos…
Vous n'aimez pas qu'on vous qualifie de
linguiste. Pourquoi ?
Tout simplement parce que c’est une
erreur, et pire qu’une erreur, un contre-
sens ! Quand on aime, on ne fait pas
l’autopsie de ce qu’on aime ; Roméo ne
veut pas coucher Juliette sur une table de
dissection. S’il fallait à tout prixme coller
une étiquette, je préférerais celle de phi-
lologue, « celui qui aime la parole ».
Aimer est le grand mot et la grande
raison dans cette affaire ; on parle d’ail-
leurs de « langue maternelle » ; et c’est
bien ce que je reproche le plus à ceux qui,
nés français, abusent de l’anglais : non
pas tant d’aimer l’anglais (que la plupart
du temps d’ailleurs ils maltraitent) que
de ne plus aimer la langue « dans la-
quelle ils sont nés », comme on disait au
moyen-âge. Ce qui revient d’ailleurs à ne
pas s’aimer soi-même…
Or pour aimer son prochain comme soi-
même, comme nous le commande
l’Évangile, il faut bien commencer par
là…
Propos recueillis par Hervé Colombet
Glaïeuls !
Les noms de fleurs sont les superlatifs absolus de
l’inspiration vindicative. Quand la péniche à Caron jette
l’ancre dans le Bas-Meudon et que Céline refuse de
monter à bord, ceux qui l’y pressaient, “la Vigue” et
d’autres ombres, l’agonissent jusqu’à épuisement de leur
vocabulaire. Céline leur répond et lui-même, à bout
d’injures, mobilise pour finir le règne végétal :
– Coloquintes! Volubilis! Hé, clématites!
« Clématites les déconcertent. Ils savent plus ». Un
dernier « glaïeuls ! » les achève, suprême assaut victo-
rieux de cette inédite bataille de fleurs.
*
Le glaïeul de Céline ne venait pas au hasard, et
l’étymologie répond de son intention belliqueuse : glaïeul
dérive de
gladiolus
, petit glaive, métaphore armée que
les Allemands appliquent aussi à son cousin l’iris, qu’ils
nomment
Schwertlilie
, lis-épée. Le premier langage des
fleurs est leur nom, de quoi l’autre, le langage des
fleuristes, est dans le meilleur des cas une redécouverte.
L’achilléemille-feuilles est ainsi, paraît-il, pour qui la reçoit
une déclaration de guerre : c’est bien la moindre des
politesses rendue au héros qui lui donne son nom.
Dans plusieurs autres cas, le rapport entre ce qu’est
le végétal et ce qu’il est censé vouloir dire est plus obscur,
sinon plus ténu ; d’où vient par exemple que l’abricotier passe
pour insensible, que le cerisier symbolise la « bonne éduca-
tion », et le citronnier, la « beauté sans bonté » ? Linné lui-
même en aurait perdu son latin, et maître Olivier de Serres,
lequel par ailleurs juge fondée la réputation de stoïcisme faite
au buis - ou plutôt
bouïs
, comme il lui plaît d’écrire :
« Aux
injures des temps résiste le bouïs, sur luy n’ayans aucun ou
peu de pouvoir, ne froideures gelees... C’est toute l’utilité de
la fueille que cel, estant au reste immangeable, generalement
les bestes abhorrans son extreme amertume & durté »
. Ce
sont là, de l’avis de quelques-uns, les qualités requises pour
l’exercice de la philosophie.
*
C’est ainsi que le langage des fleurs emprunte et renvoie
à toutes les sciences : à la zoologie, avec les pieds-d’alouette,
les dents-de-lion et les gueules-de-loup ; à la météorologie,
avec les boules-de-neige ; à la botanique elle-même, avec la
joubarbe autrement nommée « artichaut des toits »… Mais
c’est la théologie par dessus tout qui est visée, et ses plus
secrets abîmes que les fleurs désignent et rouvrent publi-
quement : la
Lunaria annua
de Linné est à la fois la « médaille-
de-Judas » et la « monnaie-du-pape ». Il est vrai qu’avec
beaucoup d’à-propos, elle symbolise l’oubli…
Ph. Barthelet
EXTRAIT
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