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nserrée dans son boulevard,
juchée sur les enchevêtrements
de pilotis qui régulent ses ma-
rées secrètes et ordonnancent
son empoissonnement, la grande dalle
de La Défense avait toutes les cartes en
main pour prétendre au rang de pénin-
sule. Môle ventru, raquette au bras de
Paris samatrice, d'elle indissociablemais
déjà autre cependant, figée dans la ten-
sion de l'instant qui précède le smash !
C'était environ la fin des années quatre-
vingt. Dans lamire de l'Arc deTriomphe,
là-bas, on regardait grandir les flancs de
la Grande Arche. Spreckelsen était en-
core en vie, ou bien il venait de mourir.
Auquel cas il se retournait dans sa tombe
en observant la façon dont ses repre-
neurs s'apprêtaient à dénaturer la voca-
tion et le nuage central de songrandœu-
vre. Le second choc pétrolier appartenait
à l'histoire ancienne, le bi-bop déjà
s'ébrouait dans les cartons de France
Telecom : l'immobilier de bureaux sur-
fait sur la reprise.
À ce moment de son histoire…
À cemoment de sonhistoire, LaDéfense
put sembler promise au statut de Cité
Suspendue. Le surgissement, au cou-
D’UNE ÎLE
chant, de ce grand Cube béant, scellait
son destin de ville close. Sanglée dans
son ipséité comme une caisse de contre-
basse dans les cintres du luthier, elle
regardait ses tours se faire la nique et se
réjouissait secrètement du splendide iso-
lement auquel elle les pensait vouées.
À ce moment de son histoire, ce terri-
toire apponté ne se fréquentait guère en
dehors des horaires d'ouverture desQua-
tre-Temps. Les flux migratoires s'y ca-
laient sur la noria des pointeuses dissé-
minées au pied des tours étanches, on y
prolongeait peu l'excursion, on ne s'y
osait pas la nuit, du moins y fallait-il un
sérieuxmotif, on y accédait alors en em-
pruntant des passerelles biscornues, des
tunnels enchevêtrés, des couloirs anxio-
gènes et des ascenseurs dissuasifs.
À ce moment de son histoire, alors que
les pharaons du BTP sertissaient le Toit
de l'Arche dans ses parois biseautées, on
commençait à parler de laTour sans Fin,
projet déjà de Jean Nouvel, un mince
crayon de 400mètres de hauteur qui fût
venu conclure le phrasé de La Défense
en y plantant unmagistral point d'excla-
mation…
Vue des hauts, de Suresnes à Meudon,
la silhouette du Quartier d'Affaires sur-
la ballade de l'esplanade
La Défense
On put y voir une excroissance lacustre jetée sur l'Ouest parisien, au surplomb
des flux urbains qu'elle toisait du haut de ses grands mâts de verre. C'était faire
peu de cas des lois de la mer…
gissait comme un mirage vif-argent,
arrogant navire amiral de la flotte kryp-
tonienne, mis à l'ancre dans une baie de
R+7 comparativement rasibus. Dans un
blockbuster du moment, James Came-
ron l'aurait nécessairement imaginée s'ar-
rachant du sol dans un fracas de décom-
bres et entrant en lévitation au surplomb
de son énorme cratère, tous rhizomes
ballants, avant de bondir aux étoiles.
Ce genre de choses n'arrive pas dans la
vraie vie. N'empêche, à ce moment de
son histoire, à l'orée de la trentaine, La
Défense fut habitée de cette énergie
singulière. Un truc qui vous fait ressem-
bler aumont Saint-Michel.
Objets urbains non identifiés
Le vaisseau-mère a laissé passer la fenê-
tre de tir : celle-ci s'est refermée le jour
où SaddamHussein a envahi le Koweït.
Les marchés, comme on ne disait pas
trop encore, ont verrouillé le sas et
LaDéfense est retombée enmode veille.
Ce n'était pas la première fois,mais ce fut
celle de trop. Lamer, la ville, bref la jun-
gle ont repris leurs droits. Les racines de
Puteaux se sont infiltrées dans les sous-
sols de l'Esplanade, le skyline de Cour-
bevoie s'est laissé contaminer par le virus
IGH
(*)
, Nanterre a commencé d'ouvrir
sa nef au prolongement de l'Axe histo-
rique. Sur les pourtours de la Poire ori-
ginelle, les percées se sont multipliées,
inventant toujours de nouveaux chemi-
nements, étranges boyaux truffés
d'herbes folles, sentines galbées aux
bastingages tendus sur le vide, objets ur-
bains non identifiés où se conjuguent
la logique de réseau et l'esprit d'escalier…
Au martyrologe des Rugissants, le bou-
levard Circulaire
(**)
mérite ainsi rang de
modèle ; lui dont la boucle dodue, s'ava-
lant d'un seul trait dans le sens contraire
à celui des aiguilles d'une montre, évo-
quait un circuit d'entraînement pour fan-
gios de banlieue (Ouest !), lui dont les
échangeurs tentaculaires constituaient
les seules amarres, et que son régime
quasi-autoroutier érigeait en enceinte in-
franchissable, voilà que l'époque s'est
mise en tête de briser sa superbe !
Et de clouer par-ci un carrefour à feux
tricolores, et de démanteler par-là une
bretelle de raccord, et de casser, de-ci, de-
là, le continuo de ses essaims zonzon-
nants à coups de passages protégés et de
régulateurs de trafic ! Encore un petit ef-
fort et le périph' du quartier d'affaires ça
sera la promenade desAnglais ! Rivet sur
le gâteau : en 1992, lemétro venu deVin-
cennes –les antipodes ! -franchit le Pont
deNeuilly et s'annexe la desserte de l'an-
cien FarWest !
L'Axe reprend ses droits !
Depuis lors, Le quartier Valmy a poussé
le longdu cimetièredePuteaux, jetant ses
arêtes vives et son atrium acoustique
dans l'orbite des tours jumelles (puis tri-
plées) de la Société Générale. Au Nord,
c'est le Faubourgde l'Arche qui a relayé le
métabolisme expansionniste de la dalle,
dominé par le grand pouce vitré de la
tourT1 (dorénavant GDF-Suez) et enno-
bli par le parrainageuniversitairedeVinci
(Léonard, pas les parkings). À l'Est, de la
tour Descartes au berceau desMiroirs, il
y a beau temps que les bas deCourbevoie
avaient prêté allégeance.
Et ce n'est pas l'avènement de l'EPADESA
(***)
qui inversera la tendance ! Si leGénie
de l'Esplanade nourrissait encore de
vagues projets d'autarcie, c'en est fait
désormais de ses prétentions. L'Axe
reprend ses droits ! Perspective ouverte
entre le palais du Louvre et les terrasses
de Saint-Germain-en-Laye, le fantasme
d'André Le Nôtre, jardinier du Roy, at-
« À un moment de son histoire,
La Défense put sembler promise
au statut de Cité Suspendue. »
e
taque un nouveau tronçon de son dé-
roulé ! La Défense, de la Seine à l'Arche,
s'envoit abouter un territoire, de l'Arche à
la Seine, beaucoup plus étendu que le
sien. Déjà sérieusement hypertrophiée
de la tête (Courbevoie-Puteaux), la Poire
métastase à présent par le siège ! Ce
changement d'échelle bouleverse de
facto (si l'onpeut dire) l'identité de LaDé-
fense. Elle était tête de pont, la voici pro-
mise au simple rang d'étape de légende !
Un jour, exhumant sous quelquesmètres
de limons les contours de son enceinte
originelle, des archéologues à six doigts
constateront qu'ici, jadis, s'éleva une
citadelle.
(*)ImmeubledeGrandeHauteur. (**)Àcesujet, l'ap-
pellation de boulevard "Circulaire" semble discuta-
ble. "Boulevard Piriforme" eût été non seulement
plus sympathique, mais égalementplus conforme à
la réalité topographique. (***) Établissement pour
l'AménagementdeLaDéfenseSeineArche,réunion
des anciens EPAD et EPASA.
FranckDe LaVarène
écriVain
©CG92/OlivierRavoire
« Vue des hauts,
de Suresnes à
Meudon, la silhouette
du quartier d'affaires
surgissait comme
un mirage vif-argent »
«
En état de
lévitation, avant de
bondir aux étoiles »
©CG92/OlivierRavoire
L’IMPOSSIBILITÉ