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J'entrai dans le groupe
Recherches graphiques
comme on
entre au couvent. J'avais 22 ans. Joël Picton, le maître
lithographe,m'apprit l'art depolir les pierres en les frottant
l'une contre l'autre grâce à une coulée de sable humide,
d'ajuster la règle de la presse à bras par rapport à la
garniture du tympan, et de tourner la manivelle afin de
faire avancer judicieusement le marbre sur lequel le
papier légèrement humide est disposé, d'encrer correc-
tement au rouleau, et de tirer l'épreuve avec un infini
respect – véritable initiationmanuelle qui, plus tard, me
ferait accepter par les Compagnons de métier.
Joël n'était pas seulement un ami de Maximilien Vox,
d'Excoffon et des Compagnons de Lure, il était le tireur
des lithographies du peintre Roger Bissière. Ce dernier
lui avait apporté l'amour de l'art roman, la discipline
inspirée des bâtisseurs de jadis qu'il me communiqua.
Cette transmission devaitmemarquer dansmes encres
et écritures, signes de l'invisible soudain révélés au
détour de la main.
*
Réfugié de nulle part
(extrait)*. La rigueur de Pictonme tira
hors de la mélancolie vers laquelle ma jeunesse m'atti-
rait, et me ramena à mon premier dessein d'écriture.
C'était dansmon angoisse qu'il fallait trouvermon levain.
«
Oser fixer sa peur
»
disait-il. «
Refuser les oripeaux, faire
sonner le squelette
». Pour lui, que les Allemands avaient
relevé pour mort lors de la bataille de Strasbourg, ce
n'étaient point là des pirouettes.
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Littérature
Bonnes feuilles
Le vieil homme que je suis devenu se souvient avec émo-
tion de ces soirées. Nous écrivions en grosses lettres de
couleur des phrases tirées de Sarréra sur des feuilles de
papier Canson, et les affichions tout autour de l'atelier.
«
Une écriture n'est bonne que si elle tient aumur »
, affirmait
Joël. Il est vrai qu'à ses yeux rien ne témoignait mieux
du sacré que l'art roman : «
Les œuvriers assemblaient les
pierres disparates sur le sol comme s'il se fût agi d'une mo-
saïque. Lorsque l'ensemble leur paraissait équilibré, ils
élevaient le mur en respectant l'ordre des pierres, et la paroi
tenait parfaitement debout
». EnDordogne, à Boissiérette,
chez Bissière, Picton avait expérimenté lamagie sensible
de la matière et des formes élémentaires. «
Un oiseau
perché sur une stèle, cela suffit
».
Passage de l'ombre
, recueil de poèmes en prose que j'écrivis
alors, est né de cette confrontation inspirée entre mon
écrit et l'écriture de Joël, confrontation commencée en
1952 et qui, à travers de nombreuses maquettes succes-
sives, ne devait s'achever qu'en 2006, soit treize ans après
le décès du concepteur, grâce à un jeune éditeur, Jan
Demeulenaere, à l'enseigne du
Moulin de l'Étoile
. Ce livre,
véritable témoinde l'époque,m'est particulièrement cher.
Il est un émouvant condensé de l'œuvre graphique telle
que Picton la souhaitait : une œuvre qui, à travers l'em-
preinte de la main, révèle une trace de l'invisible.
*
J'aurais aimé demeurer au seul service du livre.Mon père
en mourant à 51 ans me laissa, fils unique, face aux
responsabilités inattendues de son agence de matériel
textile. Je fis front, passant lamajeure partie demes jours
à tenter de vendre des machines, et de mes nuits à
dessiner, à écrire, rattrapant mon âme avec les dents. La
blancheur laborieuse demes journées était sanctifiée par
le noir de l'encre et de l'écrit.
*
Réfugié de nulle part
(extrait) - En mai 1966, je fus adopté
par les Compagnons Acceptés des Anciens Devoirs, sis
rue Saint-Bon, près de la Tour Saint-Jacques. Le prési-
dent de cette société était le Maître charpentier Raoul
Vergez, qui se révéla très vite être un ami de Joël Picton !
LeMaître d'Œuvre de la Cayenne était Jean de Foucault,
le patron des Éditions de la Colombe qui avaient, en
particulier, publié
Le Golem
et
L'Ange à la fenêtre d'Occident
de Gustav Meyrink. En fait, je l'appris peu après, Vergez
écrivait des romans compagnonniques dont le fameux
Pendule à Salomon
, et aimait s'entourer d'écrivains. Dès
lors, ma présence dans ce cénacle s'expliquait !
En réalité, ni le textile, ni la littérature neme firent adopter
par les quelques charpentiers et les imprimeurs d'art (dont
Joël Picton, et Charles Sorlier de l'AtelierMourlot) que je
fréquentais rue Saint-Bon.Mon sauf-conduit auprès d'eux
© Elisabeth Alimi
J'avais osé montrer quelques-unes
de mes encres à André Breton, qui
m'avait conseillé de laisser cours
à la liberté de ma main sans aucune
idée préconçue. »
Fiesta
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