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anglais et les traductions qu’il propose
ensuite sont de sa plume. Les pages de
1836 révèlent une connaissance appro-
fondie de Shakespeare. Il mentionne
désormais non seulement des extraits de
Macbeth
et
Roméo et Juliette
, ses deux
pièces de prédilection, mais aussi des
personnages d’
Hamlet
, d’
Othello
, de
Cymbeline
et du
Conte d’hiver
. Il cite des
vers de quatre sonnets. Il corrige aussi
certaines erreurs commises en 1802, par
exemple celle selon laquelle Shakespeare
n’aurait pas étudié le latin. Il signale que
Shakespeare n’était pas à son époque et
en son pays le seul dramaturge, qu’il
avait vécu un âge d’or du théâtre anglais
sous les règnes d’Elisabeth I
re
et de
Jacques I
er
.
Le public français avait pu voir au théâtre,
dès leXVIII
e
siècle, quelques adaptations,
très peu fidèles, de certaines pièces de
Shakespeare. Jean-François Ducis (1733-
1816) qui ignorait l’anglais avait, en effet,
composé, à partir des traductions exis-
tantes, des pièces en vers français con-
formes au goût classique qui furent
jouées sur les scènes parisiennes : un
Hamlet
en 1769, un
Roméo et Juliette
en
1772, un
Roi Lear
en 1783, un
Macbeth
en
1790, un
Othello
en 1792. Ducis était
membre de l’Académie française et il y
avait entretenu des relations cordiales
avec Chateaubriand. Ce dernier vit sans
doute l’une ou l’autre de ces productions
qui restèrent longtemps au répertoire de
la Comédie-Française. Il nous rapporte
dans ses
Mémoires
(dans le livre sur
Madame Récamier) qu’en 1823 il passa
toute une soirée à la demande deTalma,
chez Madame Récamier, pour modifier
un passage d’une scène de l’
Othello
de
Ducis, afin de complaire à la censure de
la Restauration.
Chateaubriand a-t-il aimé, voire admiré,
Shakespeare ?
Chateaubriand a incontestablement
aimé et admiré Shakespeare. En 1802, il
déclare que si l’on replace cet auteur dans
son siècle,
« on ne peut jamais trop l’ad-
mirer. Il fut peut-être supérieur à Lope de
Vega, nettement supérieur aux Garnier et
aux Hardy qui balbutiaient alors parmi
nous les premiers accents de laMelpomène
française »
. Étudiant ce qu’il appelle
« le
génie de l’écrivain »
, il écrit :
« Je ne sais si
jamais homme a jeté des regards plus
profonds sur la nature humaine. Soit qu’il
traite des passions, soit qu’il parle demorale
ou de politique, soit qu’il déplore ou prévoie
lesmalheurs des États, il a mille sentiments
à citer, mille pensées à recueillir, mille
sentences à appliquer à toutes les circons-
tances de la vie »
.
Mais en ce tout début du XIX
e
siècle,
Chateaubriand partage encore certaines
réserves des classiques sur le style de
l’écrivain :
« Il manque éminemment de
simplicité »
. En 1836, son admirationpour
le génie de l’écrivain reste entière et il dit
même regretter d’avoir
« autrefois mal
jugé Shakespeare »
. Il attribue son
ancienne erreur de jugement à une
influence excessive de
« la lunette clas-
sique »
. Celle-ci était
« un bon instrument
pour apercevoir les ornements de bon ou de
mauvais goût, mais unmicroscope inappli-
cable à l’observation de l’ensemble »
. Sa
conclusion est sans ambiguïté ; Shakes-
peare appartient
« au nombre des cinq ou
six grands génies dominateurs »
de la litté-
rature occidentale. Que peut-on dire
de plus ?
En dehors des observations de 1802 sur
lemaniérisme du style de Shakespeare,
observations répudiées en 1836, n’y a-t-
il pas d’autres réserves de la part de
Chateaubriand ?
À vrai dire non, du moins pour ce qui
concerne Shakespeare lui-même et son
œuvre. Mais sans doute faites-vous allu-
sion au fait qu’aussi bien en 1802 qu’en
1836 Chateaubriand prit soin de souli-
gner que son admiration pour Shakes-
peare ne le conduisait en aucun cas à
approuver ce qu’il considérait comme les
erreurs et les fautes de goût du théâtre
contemporain, c’est-à-dire du théâtre
romantique, celui de ceux qu’il nommait
les faux adorateurs de Shakespeare. En
1836, sa condamnation fut même parti-
culièrement vigoureuse. Il stigmatisa
l’outré de la scène moderne : L’ordre, le
vrai, le beau n’y sont ni connus, ni sentis,
ni appréciés. On se doute que ces propos
sévères ne furent guère appréciés des
jeunes écrivains, de Victor Hugo ou
d’Alexandre Dumas, qui prétendaient
alors s’inspirer de l’exemple de Shakes-
peare dans leur effort pour renouveler la
scène française.
n
« Pour Chateaubriand, Shakespeare
appartient
“au nombre des cinq ou
six grands génies dominateurs”
de
la littérature occidentale. »
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Roméo et Juliette
(notre image) était,
avec
Macbeth,
la
pièce de prédilection
de Chateaubriand.