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ce qu’on change en vieillissant ! » puis

« On vieillit comme on a vécu ». Il faut

penser la vieillesse, non en terme d’état

mais en terme de processus. C’est un

mouvement. Aussi se demander : à quel

âge est-on vieux, c’est comme poser la

question : à quelmoment, quand on va à

Concarneau, est-on en Bretagne ? Dès

la gare Montparnasse ? Aux premières

masures blanches aux toits d’ardoise?

Quand on voit la mer ? Peu parmi nous

répondraient : « Quand on franchit la

limite administrative de la région ». Il y a

une inadéquation de la borne d’âge, de

l’anniversaire. Comment vivrions-nous si

nous ignorions notre âge, ce qui était le

cas de bien des hommes dans les siècles

passés ?Nous serionsdavantage sensibles

aux événements qui scandent notre vie.

Ce serait une approchemoinsmathéma-

tique, plus fluide, plusméditative.

Un des exercices les plus passionnants et

les plus essentiels lorsqu’on vieillit est

d’ailleurs celui de la relecture de vie. C’est

unexercice plus complexe qu’il n’yparaît,

celui qui consiste à se souvenir, et à ins-

crire la relecture de sa vie dans le présent

pour envisager plus sereinement son

avenir. C’est un geste d’artiste.

Cette image de la « sculpture » qui se

patine avec le temps est très parlante.

Pouvez-vous nous l’expliquer ?

Ce geste d’artiste qui consiste à tisser des

liens entre passé et présent, c’est selon

moi unscientifiquequi enparle lemieux :

François Jacob (prix Nobel de médecine

1965) dans son autobiographie

La statue

intérieure

(1987, Odile Jacob).

Il emprunte cette image auGrec Plotinet

il écrit voir sa vie

« comme une suite de

personnages différents, je dirais presque

d’étrangers.Auboutde la file, j’aperçois le petit

garçon, l’enfant unique cajolé par une mère

très douce... »

. Puis il évoque le militaire,

le jeune homme amoureux, le scienti-

fique…

« J’ai dumal,

dit-il,

à imaginer qu’à

l’appel de ce nom, François Jacob, tous ces

personnages aientpu se lever d’unmême élan

et répondre : présent. »

Il clôt cette interro-

gation sur changement et continuité par

ces lignes :

« Je porte enmoi, sculptée depuis

l’enfance, une sorte de statue intérieure qui

donne une continuité àma vie, qui est la part

la plus intime, le noyau le plus dur de mon

caractère. Cette statue je l’ai modelée toute

ma vie. Je lui ai sans cesse apportée des

retouches. Je l’ai affinée, je l’ai polie. »

Ou

plutôt, chacun des personnages qu’il a

successivement été l’a affinée et polie.

Cette statue intérieure offre un socle, un

sentiment de permanence qui permet à

travers les déliaisons de l’âge (déliaisons

physiques du corps qui lâche, psychiques

de la mémoire qui quelquefois trahit,

sociales avec la souffrance du décès des

pairs d’âge) de garder un sentiment d’in-

tégrité.

n

« Un des exercices les plus passion-

nants et les plus essentiels lorsqu’on

vieillit est celui de la relecture de vie. »

L’intégralité audio des

Entretiens Albert-Kahn

du

30 janvier 2015 consacrés

au « Rapport au temps et

à la décision », avec la

participation d’Étienne Klein,

Jean-Michel Estrade, Valérie

Perlès, Michelle Dobré et

Bernadette Puijalon est en

ligne sur le site :

eak.hauts-de-seine.net

©CD92/WillyLabre