Eak
Hauts-de-Seine
bERnaDETTE PUIJaLOn
« Au cours de l’avancée en âge, le rapport au temps se complexifie »
Comment êtes-vous venue à vous inté-
resser à la question du temps ?
Je me suis intéressée à la question du
temps par lebiais demes travaux sur l’âge
et le vieillissement. Il est impossible d’en
faire l’économie : une des définitions du
motgrec
aion
, l’âge, estcelledufluidevital
qui s’écoule avec le temps.
Il faut seulement préciser l’angle spéci-
fique sous lequel je l’aborde, principale-
ment celui des attitudes de l’homme face
à cet écoulement. Je suis anthropologue,
sensibledonc aux extrêmes variations des
constructions culturelles sur l’avancée en
âge, mais dans ce domaine, mes princi-
pales références sont philosophiques.
Comme leditVladimir Jankélévitch, dans
son ouvrage
L’irréversible et la nostalgie
:
l’homme est un irréversible incarné. Si
l’on peut aller et venir dans l’espace, dans
le temps il n’y a qu’un sens unique. J’ai
coutume d’illustrer cela pour mes étu-
diants, qui ont vingt ans, en leur disant
que depuis le début de mon cours nous
nous sommes tous inexorablement
rapproché de quinze minutes de l’heure
denotremort. Ils réagissent toujours très
fort à ce qui est pourtant une évidence. À
défautdepouvoir remettre encause cette
irréversibilité, je répertorie avec eux les
multiplesmanières de remettre en cause
la vitessedumouvement :mentir sur son
âge, rechercher une autre apparence…
Lesmythes, la littérature, l’art fournissent
des exemples innombrables des formes
de cette lutte.
Que disent les âges de notre rapport au
temps ?
Cequim’a très tôt intéressée aussi, c’est la
manière dont les personnes âgées par-
laient de leur vécu de cette irréversibilité.
Au cours de l’avancée en âge, le rapport
au temps se complexifie. Il se révèlehété-
rogène,multiple, contradictoire, etl’onvit
sur ceque l’onpourraitappeler «un feuil-
leté du temps » : vivre l’instant, jouir des
habitudes de chaque jour qui en revenant
donnent un sentiment de permanence,
dialoguer avec l’enfant que l’on a été,
penser à ce que l’on doit aux générations
qui vousontprécédées, à sa responsabilité
par rapport aux générations futures…
Tout cela plusieurs fois dans la même
journée.
Contrairementàunevisionsimplifiéequi
se contente d’énoncer que les vieux ont
un long passé et un court avenir, à tout
âge chacun vit avec ses trois temps soli-
daires, passé, présent, avenir. L’avenir
même court reste le temps du projet.
Une des questions clefs de l’avancée en
âge est celle du jeu entre changements
et continuités. Au cours d’une même
conversation, l’onpeut affirmer : «Qu’est
Bernadette Puijalon
est
docteur de troisième cycle
en anthropologie sociale et
sociologie comparée. Maître
de conférences en sciences
de l’éducation à l’Université
Paris Est Créteil, ses
recherches portent sur le
vieillissement (Laboratoire
interdisciplinaire de
recherche sur les
transformations des
pratiques éducatives et des
pratiques sociales). Elle se
consacre par ailleurs à
l’écriture de romans et a
publié aux éditions De
Borée
Le Loup d’Orcival et
Le Moulin des retrouvailles
.
©CD92/WillyLabre