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synthèses et les généralisations. C’est cependant le grand
art, l’art immortel et le plus noble effort de l’âme humaine :
ainsi l’entendirent les Grecs, ces maîtres divins dont il faut
adorer les traces à genoux »
.
Qui ne penserait à Picasso…?
Par leur cara ère d’irrédu ibilité intelle uelle, ces ques-
tionnements –pour ou contre –n’ont rien perdu de leur
a ualité et devraient sous-tendre –si l’art, le plus souvent,
ne cherchait désormais son refuge dans une spe acu-
lairemais stérile incongruité, soutenue dans lemeilleur
des cas par un discours critique complaisant à l’extrême
– les débats artistiques de notre temps. Voilà bien pour-
quoi Picasso – classique éminent, rappelons-le – prit la
peine d’interroger longuement les œuvres d’Ingres. Et
l’on perçoit sans peine combien la définition fameuse de
lapeinture par Maurice Denis,
« une surface plane recou-
verte de couleurs en un certain ordre assemblées »
(1890), met
en relation étroite, sans le savoir, le dernier des maîtres
académiques et le premier des purs plasticiens. Qui ne
penserait à Picasso, en effet, en voyant d’Ingres les syn-
thèses plastiques audacieuses, servies par un graphisme
de la plus grande économie, telles ces études pour la
tête de la
Vénus Anadyomène
, pour celle de la
Comtesse
d’Haussonville
ou pour le corps de la
Vierge à l’Hostie
?
Il y a, auDomaine de Sceaux, matière à réviser ses « clas-
siques », à s’interroger sur ce à quoi engage ungeste artis-
tique. Voilà bien la vocation d’un musée : offrir cette
opportunité au public. Et voilà aussi quel est le fond du
projet développé par lemusée de l’Île-de-France, au Petit
Château, autour de la questiondes arts graphiques. Après
une exposition inaugurale en 2011 (
Le Dessin français de
paysage aux XVII
e
et XVIII
e
siècles
), il importait que le premier
artiste invité – si l’on peut dire en parlant dumusée qu’il
dota – fût une figure tutélaire de l’art du dessin. Avec
Ingres, on ne pouvait espérer davantage.
1. « Pas un jour sans tracer une ligne » ; Pline à propos du peintre Apelle de
Cos (IV
e
siècle av. J.C.).
2.
Ingres en miroir
, Editions Le Passage, 2012.
3. Théophile Silvestre,
Histoire des artistes vivants
, 1856.
© Musée Ingres de Montauban
À SAVOIR
INGRES EN MIROIR
« Carte blanche à Jérôme Prieur »
Dessins du musée Ingres de Montauban
Jusqu’au 24 juin 2012
Domaine de Sceaux, parc et musée de l’Île-de-France
Petit Château
9, rue du Docteur-Berger – 92330 Sceaux
Tél. : 01 41 87 29 50
Tous les jours sauf le mardi, de 10h à 13h et de 14h à
17h30 (18h le dimanche)
4 € ; tarif réduit : 2,50 € (tarifs donnant accès aux
collections permanentes)
Étude
pour L’Âge d’or
(
danseuse
), 1843-1847.
Pierre noire et craie
blanche sur papier,
123 x 44,8 cm.
sceaux
Dessin
amateur l’écrivît d’un artiste vivant :
« Quelle vérité
M. Ingres venait-il défendre avec une invincible ténacité et
une incroyable fougue ? La négation de toute conviction sociale
et la restauration la plus exagérée des procédés matériels de
son maître David démontrés radicalement vicieux. Ainsi, le
fanatique rejette l’esprit de la religion, pour n’en prendre que
la lettre morte, l’observance étroite et oppressive. David avait
mis la forme au service de la pensée, M. Ingres venait établir
le culte de la forme par l’abolition de la penséemême ; réduire
lamission de l’Art à une voluptueuse et stérile contemplation
de la matière brute, à une indifférence de glace pour les mys-
tères de l’âme, les agitations de la vie, les destinées de l’homme,
l’intimité de la création, et poursuivre, au moyen de lignes
droites et courbes, l’absolu plastique, considéré comme le
principe et la fin de toutes choses. Mais, après avoir créé ses
nouveaux Adam et Eve, il ne devait pas même s’apercevoir
qu’il avait oublié de leur donner une âme. A quelles aberra-
tions a-t-il entraîné l’école française, et quelle responsabilité
retombera sur lui ! »
Un peu plus loin, Silvestre attaquait le pédagogue :
«L’influence exercée par l’artiste sur son école tient du sortilège.
Il a non seulement englouti la personnalité de ses élèves, mais
il les a fait mettre à genoux »
; pour enfin conclure, avec
une certaine inspiration, il faut en convenir :
«M. Ingres
n’a rien de commun avec nous ; c’estun peintre chinois égaré,
au XIX
e
siècle, dans les ruines d’Athènes. »
Cette critique porte, au-delà de ses intentions, le germe
de sa contradi ion. Et des formules telles que
« le culte
de la forme par l’abolition de la pensée même »
,
« réduire la
mission de l’Art à une voluptueuse et stérile contemplation
de lamatière brute »
ou encore
« l’absolu plastique, considéré
comme le principe et la fin de toutes choses »
, sonnent
comme autant de prophéties porteuses de la plus auda-
cieuse modernité.
Car il est vrai que le dessin d’Ingres, comme aussi sa
peinture, exprime une sorte de permanence de la forme,
signifiante en soi, que surent déceler chez lui, au-delà de
l’apparente froideur académique, Charles Baudelaire (qui
faisait une claire différence entre le génie du maître et
l’application besogneuse de ses élèves) et plus encore
ThéophileGautier (1855) :
«On lui a reproché de ne pas s’ins-
pirer de l’espritmoderne, de ne pas voir ce qui se passait autour
de lui, de n’être pas de son temps, enfin. Jamais accusation ne
fut plus juste. Non, il n’estpas de son temps, mais il estéternel.
Sa sphère est celle où se meuvent les personnifications de la
beauté suprême, l’éther transparent et bleu que respirent les
sibylles de la Sixtine, les muses duVatican et les Victoires du
Parthénon. Loin de nous l’intention de blâmer les artistes qui
se pénètrent des passions contemporaines et s’enfièvrent des
idées qu’agite leur époque (…), mais nous préférons la beauté
absolue et pure, qui est de tous les temps, de tous les pays, de
tous les cultes, et réunit dans une communion admirative le
passé, le présent et l’avenir. Cet art, qui n’emprunte rien à
l’accident, insoucieux desmodes du jour et des préoccupations
passagères, paraît froid, nous le savons, aux esprits inquiets,
et n’intéresse pas la foule, incapable de comprendre les
© Musée Ingres de Montauban
Madame Récamier,
d’après David, 1797-
1806. Graphite et lavis
de sépia sur papier,
6,8 x 11,3 cm.
« Qui ne penserait à Picasso en
voyant les synthèses plastiques
audacieuses d’Ingres ? »