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encore spécialisés. Multicartes, ils n’ignoraient aucun
genre. Mais cette vie mondaine ne l’intéressait pas, il
rompt son contrat deux ans après son embauche. Cepen-
dant il restera pourvoyeur occasionnel du magazine
jusque dans les années 60.
Mais avant
Vogue
, il y avait eu Renault à Boulogne…Le
grand écart !
Quand mon père entre en 1934 comme photographe
salarié chez Renault, au tout nouveau service publicité
(comme on ne disait pas encore), il est encore dans une
phase d’apprentissage. Il y restera quatre ans. Son atelier
est sur l’île Seguin. Il faut se souvenir que le matériel
était encombrant et lourd, qu’on en était aux flashes au
magnésium, que les conditions de prises de vue étaient
difficiles.
Renault pour lui c’està la fois certes un apprentissage de
son métier mais surtout la découverte de la classe ou-
vrière. Et donc il vivra le Front populaire aux premières
loges, mais ne fera pas de photo des grévistes ou des
défilés pour que ses clichés ne soient pas exploités par
la dire ion qui aurait pu s’en servir pour identifier les
fauteurs de trouble.
C’est la vie quotidienne des ouvriers qui le passionne. Il
rencontre lemilitantisme, croise des figures du
« courage
social »
, des syndicalistes de grande classe morale qui
savent penser aux autres.
« Quelque chose d’essentiel »
,
disait-il.
Même s’il prend sa carte au PC après guerre, parce qu’il
a rencontré de nombreux communistes dans la Résis-
tance, ce ne sera que pour un an. Mon père, à vrai dire,
ne sera jamais unmilitant, ce n’estpas dans son cara ère,
lui qui a
« toujours un pied dans la porte »
, qui vante les
vertus de la désobéissance. Mais il sera « compagnon de
route », et les reportages demandés par la presse syndi-
caliste resteront prioritaires.
Parlez-nous de son enfance, de sa formation…
Ses origines sont du côté de la petite bourgeoisie de ban-
lieue qui n’avait pas les pieds dans la boue. Son père était
métreur dans une entreprise de couverture-plomberie.
Il avait épousé la fille du patron. Samère estmorte alors
qu’il n’avait que huit ans ; son oncle était député radical
de Gentilly et avait repris l’entreprise de couverture-
zinguerie-plomberie. Mon père souffrait d’être dans ce
milieu gris, qu’il percevait comme très étriqué et même
étouffant. Certes, il vivait de façon assez protégée, mais
ne trouvait aucun charme à cette existence.
Enfant solitaire, il est doué pour le dessin. Il fait l’École
Estienne. Le métier pour lequel il avait été formé, celui
de graveur lithographe n’existait en fait déjà plus à sa
sortie de l’École. Son premier emploi est de créer chez
Ulmanndes étiquettes publicitaires pour des laboratoires
pharmaceutiques.
En fait, tout lui paraissait gris, terne, éteint, sans avenir.
Il ressentait le vague à l’âme dont souffrait la société
française.
Mais, en 1932, il a vingt ans, il entre dans ce qu’il appelle
« la planète enchantée »
en rejoignant l’atelier du peintre,
photographe, cinéasteAndréVigneau, rueMonsieur-le-
Prince à Paris.Vigneau estun artiste ouvert à la création,
ami deDufy, Le Corbusier…Pourmon père, jeune labo-
rantin, c’est le bonheur absolu car il reconnaît le milieu
dans lequel il veut vivre et travailler. Sa soif de décou-
vertes culturelles date de là : Giono, le cinéma russe… Il
comprend surtout qu’il peut faire de la photo sonmétier
et l’exercer avec plaisir. Son premier reportage porte sur
lemarché aux puces que l’
Excelsior
publie sur une double
page. C’est sa première publication.
On l’oublie souvent mais Robert Doisneau a été avant
tout un reporter photographe de presse…
Sans fortune familiale, ayant charge de famille, il lui fallait
« assurer ». Après Renault ou après
Vogue
, pendant de
nombreuses années, il a beaucoup travaillé par l’inter-
médiaire de son agence, Rapho, qu’il avait rejointe en
1946, pour deux types de presse, puissantes avant et après
guerre : la communiste, avec des titres comme
Regards
ou
Femmes françaises
, et la catholique,
La Vie catholique
par exemple. Il vend d’ailleurs, et c’est drôle mais signi-
ficatif, les mêmes sujets, des photos assez morales et
formidablement joyeuses, le ton voulu par l’époque.
La presse pour lui ce fut aussi toutes ses collaborations à
Paris Match
,
Life
,
Fortune
,
Point de vue-Images du monde
,
où il publia des reportages comme Alcide, le loueur
de diables aux Halles,
Paris Presse l’Intransigeant
, où il
eut pendant un an une chronique avec son ami Robert
Giraud.
Le monde de la presse, du graphisme, est un monde
où les personnages singuliers foisonnent. Il aimait ces
rencontres.
La vie d’un photographe est pon uée effe ivement de
rencontres personnelles. En 1945, c’est Pierre Betz, l’édi-
teur à Souillac de la revue artistique et littéraire
Le Point
(1936-1969) grâce à laquelle il photographie avec bonheur
Picasso, JeanVilar et leTNP, Braque, Gromaire…En 1947,
« 1949, année clé. Il entre à
Vogue
et
publie son premier ouvrage avec un texte
complètement décalé de Blaise Cendrars. »
photographie
Entretien
Quand Robert Doisneau prend-il vraiment son élan,
accède-t-il à sa première notoriété ?
1949, l’année clé, assurément ! C’est
La Banlieue de Paris
,
son premier ouvrage comme auteur photographe, avec
un texte de Blaise Cendrars. Mon père avait été photo-
graphier l’écrivain baroudeur qui, en recevant ses photos,
lui avait écrit : « Vous avez du génie » et eut l’idée de ce
livre. Aucun succès populaire lors de sa sortie. À l’époque,
les photos de la « banlieue grise » n’intéressaient per-
sonne et le commentaire, noir profond, de Cendrars
n’arrangeait rien. Un texte radical, un peu décalé par rap-
port aux images dans lesquelles il ne décelait aucune trace
de bonheur.
Son statut d’auteur photographe reconnu, une
« petite
vedette dans le milieu »
selon Edmonde Charles-Roux, lui
ouvre les colonnes dumagazine
Vogue
, dont les thèmes
de prédile ion étaient pourtant bien loin de ses préoc-
cupations habituelles. Mais la presse de l’après-guerre
vivait une révolution, celle de l’image. De grandes agences
comme Rapho ouMagnumnaissaient. La tendance était
à une presse très illustrée, friande de nouveaux regards,
soucieuse de découvrir des talents.
Il a couvert pour
Vogue
les grands bals où la fortune s’étale,
comme le fameux, celui « du siècle » chez le flamboyant
MexicainCarlos de Besteigui àVenise. Robert Capa était
là lui aussi. À l’époque, les photographes n’étaient pas
Printemps 1948, la famille
Doisneau au complet :
Robert, son épouse
Pierrette et leurs deux filles,
Annette et Francine, à
Raizeux. Dans cette petite
commune des Yvelines, où
le photographe venait voir
son grand-père, il acheta
une résidence secondaire
et il y est enterré,
aux côtés de son épouse.
© Atelier Robert Doisneau