une brasserie à l’angle de la rue à laquelle il manque un
«
a », un «
r » et un «
i » : BAR BR.SSE..E. Une jeune
femme attend le bus en battant la semelle, comme les
jours précédents, à lamême heure. Le lieu devient fami-
lier. J’y reste jusqu’au soir où, caressées par la lumière ra-
sante du soleil couchant, les mornes façades de béton
s’animent.
Pourquoi ce besoin d’y retourner
quotidiennement
Les 2 000 clichés engrangés ce jour-làm’occuperont pen-
dant plusieurs semaines. Derrière l’écran, je découvre,
gros plan après gros plan, un chien derrière un portail,
l’enseigne d’une fabrique de tricots, un amas de linge
derrière une fenêtre, le petit brin d’herbe qui s’ingénie
à pousser à travers une fissure…Je les assemble comme
une maquette enfantine. Grimpe le long des poteaux
électriques, me perddans l’enchevêtrement des fils élec-
triques, parfois coupés et raboutés à l’aide de nœuds
étranges. Suivent les ombres des arbres rôdant sur
l’asphalte, grandes mains cherchant à saisir maisons et
voitures sur le trottoir d’en face. Lorsque l’image est
assemblée, redressée, vient alors le maquillage, la mise
en lumière. Pour réaliser ce projet, je ne dois pas trahir
la réalité.Tout reste scrupuleusement à sa place. Ni rajout,
« Ce matin, en route vers Elle,
le même sentiment de liberté…
Je me sens comme un archéologue
du futur qui reprend son exploration
en recueillant précieusement les
traces d’une époque révolue. »
ni retrait. Mais j’éclaire chaque image comme un décor
de studio. Toujours lamaquette, le jouet : j’illumine une
façade, éteins un toit, ajoute ou supprime des ombres,
des lignes vertes ou bleues comme celles d’un réverbère
ou d’une enseigne, renforce des jaunes, éclaire une fe-
nêtre. Pour chaque image après le détourageminutieux
des arbres, des toits, des antennes de télévision, des po-
teaux et fils électriques, je place systématiquement le
même ciel sombre, quasi nocturne qui donnera cette
atmosphère ambiguë, « entre chiens et loups »
: orage,
éclipse ou mystérieuse catastrophe
? Au fur et à me-
sure de l’avancement de ce voyage sur la D906, des
retours sont nécessaires pour mieux consolider la base
de cet édifice : une nouvelle image faisant référence
m’oblige à retravailler les précédentes. La série se
construit, s’affine.
CetteD906 devient une obsession. J’y travaille jour et nuit
sur mon ordinateur, y retourne quotidiennement sous
différents prétextes ; par mauvais temps, je note tous les
numéros des rues pour titrer les photos.Vérifie aussi que
je n’ai rien omis…Certains lieux vides et dénués d’inté-
rêt…Aucunmaillonde la chaîne. Comme un topographe.
Il faut accomplir parfaitement ce travail dérisoire.
L’assemblage rigoureux et frontal, la mise en lumière ou
en ombre de certaines zones modèlent ces endroits in-
formes. Par-delà l’anecdote, je dois regarder ce paysage
urbain comme une composition abstraite : une ligne, des
triangles, des rectangles.
... comme un rendez-vous amoureux ?
Ce matin, en route vers Elle, le même sentiment de
liberté…Jeme sens comme un archéologue du futur qui
reprend son exploration en recueillant précieusement les
traces d’une époque révolue.
Par endroits, quelques immeubles flambant neufs d’une
beautéplastiquestéréotypéesurgissentsurladépartementale.
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