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sur la route de Versailles, une vingtaine
d’arpents de prairies, une lisière de bois et
un beau jardin fruitier. Au fond des prés, on
a creusé le terrain de manière à obtenir un
étang d’environ trois arpents de super-
ficie… »
La maison se compose d’un
« chalet », que Balzac a fait construire à
l’écart et où il s’installe, et de la villa
préexistante où il loge ses visiteurs. On
le retrouve dans le roman :
« Le chalet,
garni d’une vigne vierge qui court sur le
toit, est exactement empaillé de plantes
grimpantes, de houblon, de clématites, de
jasmin, d’azaléa, de cobéa : qui distinguera
nos fenêtres pourra se vanter d’avoir une
bonne vue ! »
Splendeurs réelles et imaginaires
L’intérieur non plus ne doit rien laisser
à désirer, et les familiers de Balzac ont
raconté comment il décorait en imagi-
nation sa demeure : sur les murs des
Jardies, s’il faut en croire par exemple
Albéric Second, des murs
« nus comme
ceux d’une église de village, étaient tracés au
charbon ces indications flamboyantes : ici,
une tapisserie flamande du XVI
e
siècle ; ici,
un tableau de Raphaël ; en face, deux toiles,
l’une deTitien, l’autre de Rembrandt »
. Pour
lui, ces splendeurs imaginaires ne
compensent rien : elles ne font qu’an-
noncer, oumieux appeler, les splendeurs
réelles. Las, les ananas se font attendre ;
le comptoir de vente près de l’Opéra,
dont Balzac a dessiné lui-même le décor
et l’enseigne aux lettres rechampies, reste
lui aussi dans les limbes. Les temps
étaient décidément à l’étroitesse et ni
l’espace, ni le climat, ni les esprits de
ses contemporains ne se montrent à la
hauteur de son rêve. Balzac s’obstine
pourtant, continue à bâtir, à planter des
arbres. Le 22 juillet 1839, il fait les hon-
neurs de son domaine à Victor Hugo.
Nouveaux agrandissements à l’automne
1840 – mais toujours pas d’ananas. Les
créanciers perdent patience, et les Jardies
sont saisies. En juillet 1841, c’est la vente
par adjudication. Balzac fait racheter le
domaine par un prête-nom, son ami
l’architecteClaret. Cependant le sursis ne
lui apporte pas le renversement de situa-
tion qu’il espère et, tout à ses projets
matrimoniaux avecM
me
Hanska et à ses
voyages avec elle à travers l’Europe, il
finit par liquider les Jardies en juillet 1845.
C’est ainsi que la maison de Balzac,
comme celle de Chateaubriand, sera
vendue à la criée.Mais, pour l’un comme
pour l’autre, cette humiliation visible
aura son éclatante revanche littéraire :
c’est en effet aux Jardies que Balzac écrira
Le Cabinet des antiques
et
Illusions perdues
,
c’est là qu’il concevra
Les Paysans
et les
autres grands romans de sa maturité,
c’est là enfin qu’il trouvera le plan, et le
titre, de sa
Comédie humaine
.
la mort de Gambetta
Alors que les lotisseurs n’ont presque rien
laissé des jardins, que Balzac prétendait
copiés sur ceux de Versailles, c’est un
personnage éminemment balzacien qui
rachète la villa en 1878, soit trente-trois
ans plus tard : Léon Gambetta. Il aimera
s’y éclipser en compagnie de celle qui est
sa maîtresse et son égérie, Léonie Léon.
Ce havre de paix campagnarde, qui
paraît à mille lieues des intrigues du
Palais-Bourbon, et pour lui un refuge
nécessaire.
« Comme j’aime les plaisirs,
nouveaux pour moi, de la solitude, ce grand
et bienfaisant silence, ces admirables
retraites des bois, ces eaux calmes et endor-
mies…»
Sous son éloquence facile et sa
bonhomie, Gambetta a du goût, et de la
lecture ; le souvenir de l’ancien proprié-
taire lui est doublement cher, en ce qu’il
semble lui offrir un trésor d’imagination
créatrice inemployée. Dans les Hauts-
de-Seine plus qu’ailleurs, la littérature
et la politique ont rêvé chacune aux
moyens de l’autre : après Richelieu,
Saint-Simon, Chateaubriand, en atten-
dantMalraux, c’est aux Jardies le chassé-
croisé de Balzac et de Gambetta. Enfin
président du conseil en novembre 1881,
celui-ci veut réformer la constitution et
donner à la République un exécutif fort ;
il coalise contre lui la droite et les radi-
caux et son « grand ministère » est ren-
versé au bout de soixante-quatorze jours.
Dans son dernier discours de chef du
gouvernement, le 30 janvier 1882, il de-
mande aux parlementaires les moyens
« d’accomplir sa tâche : le relèvement de la
Patrie »
. Ces moyens refusés, c’est aux
Jardies que, l’automne suivant, il décide
de s’installer avec Léonie Léon, qu’il veut
épouser. Là-bas, dans sa retraite cham-
pêtre, il attendra
« la justice immanente »
,
le sursaut du pays qui ne manquera pas
de le ramener au pouvoir.
En novembre, s’entraînant au duel au
pistolet, Il se blesse à la main ; le repos
forcé lui occasionnera une péritonite
qu’onn’oserapas opérer etdontilmourra,
le 31 décembre. Il avait quarante-quatre
ans ; sa trajectoire interrompue fera de
lui un des héros du roman national.
©CAP /Roger-Viollet
« Dans les Hauts-de-Seine plus qu’ailleurs,
la littérature et la politique ont rêvé
chacune auxmoyens de l’autre. »
La Villa des Jardies
construite par Balzac
en 1837. Corot y vécut
et Gambetta y mourut.
Elle est aujourd’hui
un site appartenant au
ministère de la Culture,
qui se visite.
De haut en bas
Honoré de Balzac
(1799-1850),
gravure, 1840.
Léon Gambetta
(1838-1882),
illustration extraite
de
Paris Illustré
.