Vallée de la Culture n°10 - page 21

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Après de solides études, il est devenu bijoutier et inter-
prète. Ses parents Benjamin et Joséphine sont des laitiers
d’origine auvergnate qui habitent à Gennevilliers. La
guerre fait de Gaston un fantassin, chasseur du 21
e
Bataillon de Chasseurs à pied, matricule 4508-Seine 2B.
Pendant plus de deux ans de guerre, Gaston, qui ne cesse
d’écrire à sa mère Joséphine et à sa femme Blanche,
attend en vain une permission qui ne vient pas. Et puis
le grand jour arrive, malheureusement suivi d’une épou-
vantable déception : à l’arrière, il arrive que le spe acle
de ces poilus arrachés à leurs tranchées dérange…
Gaston est le seul fils d’une famille de sept enfants dont
six filles : Berthe, Hélène, Blanche, Marguerite, Made-
leine et Marie. Ses sœurs portent les prénoms que nous
redonnons à nos filles depuis trente ans. Blessé le
8 septembre 1916 à Verdun, deux mois après avoir écrit
cette lettre, il meurt le 11 septembre 1916 à l’hôpital de
Chartres. L’a e de son décès est transmis à la mairie de
Gennevilliers dès le lendemain de sa mort.
Mercredi 14 juin 1916
Ma chère mère,
Je suis bien rentré de permission et j’ai retrouvémon bataillon
sans trop de difficultés. Je vais probablement t’étonner en te
disant que c’estpresque sans regret que j’ai quitté Paris, mais
c’est la vérité. Que veux-tu, j’ai constaté, comme tous mes
camarades du reste, que ces deux ans de guerre avaient amené
petit à petit chez la population civile, l’égoïsme et l’indiffé-
rence et que nous autres combattants nous étions presque
oubliés, aussi quoi de plus naturel que nous-mêmes nous
prenions aussi l’habitude de l’éloignement et que nous retour-
nions au front tranquillement comme si nous ne l’avions
jamais quitté.
J’avais rêvé avant mon départ en permission que ces 6 jours
seraient pourmoi 6 jours trop courts de bonheur, et que partout
je serais reçu les bras ouverts ; je pensais, avec juste raison je
crois que l’on serait aussi heureux deme revoir, quemoi-même
je l’étais à l’avance à l’idée de passer quelques journées au
milieu de tous ceux auxquels je n’avais jamais cessé de penser.
Jeme suis trompé ; quelques uns se sontmontrés franchement
indifférents, d’autre sous le couvert d’un accueil que l’on
essayait de faire croire chaleureux, m’ont presque laissé
comprendre qu’ils étaient étonnés que je ne sois pas encore
tué. Aussi tu comprendras ma chère mère que c’est avec
beaucoup de rancœur que j’ai quitté Paris et vous tous que je
ne reverrai peut-être jamais. Il est bien entendu que ce que je
te dis sur cette lettre, je te le confie à toi seule, puisque, naturel-
lement, tu n’es pas en cause bien au contraire, j’ai été très
heureux de te revoir et que j’ai emporté un excellent souvenir
des quelques heures que nous avons passées ensemble.
Je vais donc essayer d’oublier comme on m’a oublié, ce sera
certainement plus difficile, et pourtant j’avais fait un bien joli
rêve depuis deux ans. Quelle déception ! Maintenant je vais
me sentir bien seul. Puissent les hasards de la guerre ne pas
me faire infirme pour toujours, plutôt lamort, c’estmaintenant
mon seul espoir.
Adieu, je t’embrasse un million de fois de tout cœur.
Gaston
L’historien que vous êtes vient de se transformer en
romancier pour se projeter dans la peau du soldat
inconnu : pouvez-vous expliquer votre démarche ?
Un poilu sur trois parmi nosmorts au champ d’honneur
entre 1914 et 1918 n’a jamais été identifié. Une famille
française sur trois n’a jamais eu la certitude scientifique
de la mort d’un père, d’un fils ou d’un mari. Le soldat
inconnu est donc l’incarnation de 500 000 poilus. Celui
de mon roman est aux confins de l’histoire et de la
fantaisie. Le genre de la colle ion
Dans la peau de
créée
par les éditions Le passeur me le permettait. Mon récit
est le résultat d’un scénario qui confère plusieurs vie à un
être composite, le fruit d’une sorte de jeudes sept familles
qui rassemble sept poilus dans la peau d’un soldat
inconnudont la vie globale synthétise donc sept parcours
de vie. Les vies d’Achille, de Jean, d’Henri, de Martin,
d’Émile, d’un autre Henri ou enfin de Loys ou bien de
son frère Joseph. Sans compter celle de l’invité surprise,
de celui qui dort pour toujours sous la flamme du
souvenir. Ce sont leurs paroles, ce sont leursmots entre-
mêlés qui tissent les pages de mon roman.
Propos recueillis par Hervé Colombet
Vue d’un poste
d’observation,
Hirtzbach.
Autochrome de
Paul Castelnau,
16 juin 1917
© Musée Albert-Kahn - Département des Hauts-de-Seine
Après
Paroles de
poilus
, Jean-Pierre
Guéno raconte
Dans la peau du soldat
inconnu
le destin
tragique de tous les
anonymes disparus
pour la France.
192 p., 16 €,
Le Passeur éditeur.
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