boulogne
Enquête
facilite la coexistence confessionnelle. Demême, il n’aura
pu oublier une des trois lignes directrices de la vie juive :
Gemilouth ‘hassadim
, l’action de générosité qui implique
d’offrir son temps, son énergie, toutes ses capacités.
Nourri de cette culture, il quitte l’Alsace en 1876 avec un
permis d’émigration. Comme beaucoup, son père était
devenu Allemand à la suite du traité de Francfort (opter
pour la France, c’était abandonner ses biens). Il ne sera
réintégré dans la qualité de Français qu’en 1885, déjà lancé
dans la finance parisienne.
2. Comment s’opère l’ascension parisienne du jeune
Alsacien ?
Albert Kahn expérimente la solidarité communautaire
juive d’abord chez un tailleur-confectionneur, puis chez
les frères Charles et Edmond Goudchaux, cousins éloi-
gnés et héritiers d’une banque lorraine.
Sa perspicacité sur le marché de l’or et du diamant
d’Afrique du Sud et son ardeur au travail (tout engagnant
sa vie, il acquiert les connaissances en droit nécessaires)
le font accéder austatut de fondédepouvoir, puis d’associé
de la banqueGoudchaux. En 1894, il cofonde une société
de bourse qui introduit sur le marché français les titres
des mines d’or duTransvaal, la NewAustral C
y
L
td
.
Quatre ans plus tard naît la banque Kahn, maison d’arbi-
trage boursier, en liaison étroite avec lesmaisons de titres
et avec la Coulisse, c’est-à-dire les courtiers non officiels
admis sur un marché libre. Cependant, comme il l’écrit
dès 1887 à son répétiteur et amiHenri Bergson, la réussite
en affaires « n’est pas [s]on idéal ».
3. Comment s’explique son essor intellectuel ?
La double culture reçue en Alsace, territoire frontalier, a
étépourKahnunenrichissement. Commepour sonascen-
sionbancaire, ses atoutspersonnels–intelligence, intuition,
ténacité, enthousiasme, optimisme – sont essentiels.
Le coupde poucedudestinestla rencontre avecBergson,
par le biais d’une institution israélite, lorsqu’il reprend ses
études fin 1879. Celui qui deviendra l’un des philosophes
les plus remarquables de son époque est alors à l’École
normale supérieure. Leur amitié se poursuivra au fil des
années.
Kahn bénéficie du réseau intellectuel et idéologique des
banquiers Goudchaux. Il rencontre ainsi des membres
de l’élite républicaine comme Ferdinand Buisson, colla-
borateur de Jules Ferry. Il baigne dans unmilieu philan-
thropique laïc, ouvert à tous les progrès et surtout aux
questions d’enseignement.
Par ailleurs, comme d’autres étudiants en droit, Kahn
adhère à la Conférence Molé-Tocqueville. Cette confé-
rence, qui fonctionne sur lemodèle d’une chambre légis-
lative, est considérée comme une école de tolérance.
En aurait-il gardé le souvenir lorsqu’il fonde en 1916 le
Comité national d’études sociales et politiques ?
1. Dans quel cadre social a grandi Albert Kahn ?
Le fort accent d’Albert Kahn frappait ses contemporains.
Mais au-delà de cette empreinte du dialecte judéo-
alsacien, toute la ruralité juive alsacienne a imprégné la
jeunesse du banquier.
S’il n’appartient pas à la bourgeoisie juive, il n’est pas né
dans la pauvreté –contrairement à sa légende. Il estpetit-
fils et fils de marchand de bestiaux, un de ces métiers
d’intermédiaire imposé aux juifs par l’Ancien Régime
et persistant durant tout leXIX
e
. Lemarchand de bestiaux
estmême considéré comme la figure emblématique du
judaïsme rural en Alsace.
Le jeune Kahn expérimente les échanges plurilingues
et les transactions complexes avec crédit ; il observe l’art
de la persuasion. Il éprouve aussi les qualités des juifs
ruraux transmises de génération en génération (goût
de l’effort, sens de la parole donnée, sobriété…).
Le futur philanthrope grandit sur une terre de tolérance,
où la devise « vivre et laisser vivre » (
Lewe un lewe lonn
)
© Jean-Claude Lerche
La maison natale
alsacienne d’Albert Kahn,
rue du 22-Novembre à
Marmoutier (ancienne rue
des Juifs), 2012.
Photographie numérique
couleur (reproduite en
noir & blanc).