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« Fondamentalement,
un regard bienveillant
sur ceux qu’on ne
regarde pas. »
un solitaire torturé. La photo ne nous a pas, à ma sœur
Annette et àmoi, enlevé notre père. Elle n’a pas été pour
nous une rivale, ou une ennemie, elle était une présence
de tous les instants à laquelle nous étions habituées.
Quand je suis entrée chez Rapho, en 1980, j’étais en pays
de connaissance. Quant à ma sœur Annette, libraire et
archiviste dans l’âme, elle aidamon père dans ses années
de célébrité. En 2003, j’ai du quitter l’agence Rapho. Tout
naturellement, nous avons créé, ma sœur etmoi, l’Atelier
Robert-Doisneau dans l’ancien appartement familial. De
là nous montons les projets d’édition, les expositions.
C’est pour nous un plaisir et non un devoir.
Quel était son lien avec Montrouge, puisqu’il y a vécu
pendant soixante-sept ans, de 1937 à sa mort ?
Un rapport très fort mais c’est vrai qu’il y a très peu de
clichés de la ville. Sans doute que le côté « vu de ma
fenêtre » ne lui plaisait guère, que la cité n’était pas assez
typée socialement…Il lui fallait s’éloigner, même de peu,
àArcueil, à Cachan, au relief plus bosselé et donc propice
aux prises de vue…
Depuis son décès en 1994, il était alors âgé de 81 ans, que
s’est-il passé au regard de son œuvre ?
On est passé justement du succès populaire à la le ure
d'uneœuvre. Je crois qu’on connaissait surtout de lui deux
ou trois photos et qu’aujourd'hui un très large public,
amateur de photographie, souvent assez jeune, découvre
l’étendue de son travail et l’apprécie de façon plus subtile.
Et vous-même, quel regard portez-vous sur sonœuvre ?
Je ne cherche pas à porter un jugement péremptoire sur
ses images. Nous avonsma sœur etmoi la chance d'avoir
la responsabilité d'un fonds photographique très impor-
tant que nous avons vu se constituer sous nos yeux et qui
est lié de façon intime à notre vie personnelle. D’une
certainemanière je sais que ces imagesm’aident à com-
prendrema vie, qu’elles la racontent. Je voudrais partager
cela avec tous ceux qui le souhaitent. Rendre accessibles
dans les meilleures conditions possibles les images de
mon père pour qu’elles puissent être vues par tous ceux
à qui elles peuvent apporter quelque chose. Un simple
moment de plaisir parfois, une certaine philosophie de
la vie peut-être, un autre regard…
Une certaine philosophie de la vie ?
Certes mon père était très respe ueux et à l’aise avec
les puissants mais sa tendresse, a toujours été d’abord à
ceux à qui la vie n’avait pas fait de cadeau... Ses interro-
gations de fond, sur notre fragile présence aumonde, sur
les inégalités sociales, l’ont doté grande compassion pour
l’humain, une sincère empathie envers ceux qui souffrent,
un regard bienveillant sur ceux qu’on ne regarde pas. Il
s’installait en observateur passionné dès qu’on lui disait
« Circulez, il n’y a rien à voir ».
le site officiel de l’Atelier
Robert-Doisneau, structure créée par les deux filles du
photographe, pour
« assurer la conservation et la repré-
sentation de son œuvre »
.
Parmi les innombrables volumes parus sur l’œuvre de
Robert Doisneau, signalons le plus récent :
Robert
Doisneau « Pêcheur d'images »
. Texte de Quentin Bajac.
Collection Découvertes Gallimard. 2012.
SA BIO
ROBERT DOISNEAU
14 avril 1912
, naissance à Gentilly (Val-de-Marne), commune voisine de
Montrouge.
1929
, diplôme de graveur et lithographe à l’École Estienne.
1931
, rencontre avec Pierrette, sa future femme. Découvre le
mouvement de la Nouvelle Objectivité photographique en travaillant
comme opérateur chez André Vigneau.
1932
, premier reportage publié dans le quotidien
L’Excelsior
.
1934-1939
, photographe publicitaire chez Renault.
1937
, s’installe à Montrouge, place Jules-Ferry. Il y travaillera et y vivra
avec sa famille jusqu’à sa mort.
1946
, intègre l’agence Rapho. Reportages sur l’actualité parisienne, le
Paris populaire mais aussi en URSS, aux États-Unis… Publications
dans
Life
,
Paris Match
,
Réalités
,
Point de Vue
,
Fortune
,
Regards
...
Collaborateur permanent de
Vogue
de 1948 à 1953.
1947
, Prix Kodak puis Prix Niepce en 1956.
1949
,
La Banlieue de Paris
, avec des textes de Blaise Cendrars.
Suivront une trentaine d’albums.
1960
, exposition au Musée d'art contemporain de Chicago.
1975
, invité d'honneur des Rencontres d'Arles. En 1986, le festival
expose « De
Vogue
à
Femmes
, Robert Doisneau » et en 1994, présente
un « Hommage » au photographe.
1983
, Grand Prix national de la photographie.
1992
, rétrospective au Musée d'art moderne d'Oxford.
1993-1994
, polémique autour du
Baiser de l’Hôtel de ville
. Le grand
public découvre que cette image, archétype de l'instantané, avait été
mise en scène. Ce que Doisneau n’avait pourtant jamais caché.
1
er
avril 1994
, décès à Montrouge. Il est enterré à Raizeux (Yvelines).
© Peter Hamilton/Rapho
photographie
Entretien
Robert Giraud, poète, journaliste, écrivain qui lui ouvre
les portes d’un Paris interdit, la même année Jacques
Prévert… En 1949, Michel de Brunhoff, le patron de la
réda ion de
Vogue
qui plus tard entrera dans les ordres,
lui présente Edmonde Charles-Roux qui deviendra la
réda rice en chef du journal et une fidèle amie. C’est
encore Albert Plécy, réda eur en chef au
Parisien libéré
puis de
Point de vue
qui le publie à chaque occasion ou
MaximilienVox, grand illustrateur et graveur, fondateur
des Rencontres internationales de Lure, administrateur
des éditions Denoël qui lui passe de multiples com-
mandes, plus tard Jacques Dubois, dire eur artistique
subtil, photographe et peintre luimême avec qui il travail-
lera à de nombreux ouvrages sur les compagnons du tour
de France ou sur les Auvergnats.
Il y avait en lui de l’artisan…
Il se définissait d’ailleurscomme unphotographe artisan :
son soin infini pour tout ce qui faisait sonmétier, saméti-
culosité vis-à-vis du matériel, son souci de classer, d’ar-
chiver, de faire des répertoires, sa grande attention à
la technique mais qui ne doit surtout pas apparaître,
selon lui. Il détestait même en parler, ne supportant pas
qu’on l’enferme dans sa cuisine.
« La technique est dans
les doigts »
, disait-il pour écarter tout dialogue. Aucune
posture d’artiste même s’il avait ses propres créations,
ses
« bricolages »
, comme il les appelait, des montages
souvent grand format, qu’on baptiserait aujourd’hui des
installations. Je fais référence, par exemple, à
La Maison
des locataires
en 1962, à son puzzle des
Halles de Paris
en
1968 en à sonmontage en relief du
Pont desArts
en 1979.
Que de grands prix, que d’albums publiés, que d’expo-
sitions, que de consécrations et que de reconnaissance
par le public…Comment vivait-il cette notoriété inter-
nationale ?
Il a accueilli le grand succès qui lui a été reservé les
dernières années de sa vie comme on reçoit un cadeau.
Il en était très heureuxmais il n'en était pas dupe. Il pensait
que le succès ne se mérite pas, qu'il arrive par une sorte
demiracle et qu'il convient de l'accueillir très simplement !
Vousme recevez à l’Atelier Robert-Doisneau et vous êtes
assise sous le
Baiser de l’Hôtel de ville
, une photo culte
qui a défrayé la chronique…
Il est arrivé à cette image une histoire folle. Elle est
devenue une icône. Tant de gens se sont projetés dans
cette scène, beaucoup s’y sont même reconnus…Mon
père n’aimait pas particulièrement cette photo qui avait
été faite pour une commande du journal
Life
en 1950. Il
avait demandé à un jeune comédien, Jacques Carteaud,
de venir avec sa petite amie et de se promener dans Paris
en l’embrassant chaque fois qu’il en avait envie. Scène
provoquée pour la photo…Après une première publi-
cation, cette photo a dormi dans une boîte d’archives
jusqu’en 1980 où un jeune éditeur de carterie, Vi or
Frances, a eu l’idée d’en faire un poster qui a déchaîné les
passions.
Succès foudroyant. La petite fiancée de 1950 a alors inten-
té un procès, un couple qui se prenait pour les héros de
l’histoire a intenté un second procès. Tout le monde a
perdu et les passions se sont calmées fort heureusement.
Mais cette image reste celle qui fait rêver partout dans le
monde. On essaie de lui redonner sa juste place. Celle
d’une excellente image d’illustration qui ne doit surtout
pas occulter une œuvre plus complexe et somme toute
beaucoup plus intéressante.
Et au quotidien, comment était votre père ?
D’abord, il avait un charme fou, une disponibilité totale,
une présence légère. Je l’ai toujours vu partir lematin avec
sa grosse cantinemarron renfermant son lourdmatériel,
l’éclairage bien préparé. Dans la rue il n’était pas question
d’avoir un assistant. L ‘appartement sentait l’hyposulfite,
tout était imprégné d’une forte odeur de laboratoire. Le
téléphone sonnait toute la journée. L’ambiance était au
travail mais la famille comptait pour lui énormément. Il
savait s’amuser avec nous, être présent. Il n’était en rien
© Robert Doisneau/Rapho
Sabine Azema,
la « muse » de
Robert Doisneau,
devant le château de
Sceaux, 1989.
Francine Deroudille
est une des deux filles de
Robert Doisneau. Née le
12 août 1947, elle a été
collaboratrice de l’agence
Rapho de 1981 à 2003 où
elle s’occupait plus particu-
lièrement du secteur édition
et des créations d’expositions.
Elle anime depuis, avec sa
sœur Annette, l’Atelier Robert-
Doisneau installé dans l’ancien
appartement familial de
Montrouge où elles créent
des ouvrages d’édition, des
expositions et assurent la
représentation de l’œuvre du
photographe dans le monde
entier.
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